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la salutaire idée d'abolir le christianisme. Quand ils seraient dix fois plus nombreux, ils n'en viendraient pas à bout; car ils n'ont pas de doctrine qu'ils puissent mettre à sa place. La haute spéculation, qui seule peut en tenir lieu, s'est montrée ou déclarée impuissante. De toutes parts les conceptions philosophiques avortent ou languissent. Si Berkeley en rencontre une, la suppression de la matière, c'est isolément, sans portée publique, par un coup d'État théologique, en homme pieux qui veut ruiner par la base l'immoralité et le matérialisme. Newton atteint tout au plus une idée manquée de l'espace, il n'est que mathématicien. Locke, presque aussi pauvre1, tâtonne, hésite, n'a guère que des conjectures, des doutes, des commencements d'opinion que tour à tour il avance et reţire, sans en voir les suites lointaines, et surtout sans rien pousser à bout. En somme, il s'interdit les hautes questions et se trouve fort porté à nous les interdire. Il a fait son livre pour savoir quels objets sont à notre portée ou au-dessus de notre compréhension. Ce sont nos limites qu'il cherche; il les rencontre vite et ne s'en afflige guère. Enfermonsnous dans notre petit domaine et travaillons-y diligemment. Notre affaire en ce monde n'est pas de << connaître toutes choses, mais celles qui regardent

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la conduite de notre vie. » Si Hume, plus hardi, va plus loin, c'est sur la même route; il ne conserve rien de la haute science; c'est la spéculation entière

1. Paupertina philosophia (Leibnitz).

qu'il abolit; à son avis, nous ne connaissons ni substances, ni causes, ni lois; quand nous affirmons qu'un fait est attaché à un fait, c'est gratuitement, sans preuve valable, par la force de la coutume; « les événements semblent être par nature isolés et « séparés1;» si nous leur attribuons un lien, c'est notre imagination qui le fabrique; il n'y a de vrai que e doute; encore faut-il en douter; la conclusion est que nous ferons bien de purger notre esprit de toute théorie et de ne croire que pour agir. Examinons nos ailes, mais pour les couper, et bornons-nous à marcher avec nos jambes. Un pyrrhonisme aussi achevé n'est bon qu'à rejeter le public vers les croyances établies. En effet, l'honnête Reid s'alarme; il voit la société qui se dissout, Dieu qui disparaît en fumée, la famille qui s'évapore en hypothèses: il réclame en père de famille, en bon citoyen, en homme religieux, et institue le sens commun comme souverain juge de la vérité. Rarement, je crois, dans ce monde la spéculation est tombée plus bas. Reid n'entend même pas les systèmes qu'il discute; il lève les bras au ciel quand il essaye d'exposer Aristote et Leibnitz. Si quelque corps municipal commandait un système,

1. After the constant conjunction of two objects, heat and flame for instance, weight and solidity, we are determined by custom alone to expect the one from the appearance of the other. All inferences from experience are effects of custom not of reasoning.... Upon the whole, there appears not, throughout all nature, any one instance of connexion which is conceivable by us. All events seem entirely loose and separate; one event follows another; but we can never observe any tie between them. They seem conjoined, but never connected.

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ce serait cette philosophie de marguilliers. Au fond, les gens de ce pays ne se soucient pas de la métaphysique; pour les intéresser, il faut qu'elle se réduise à la psychologie. A ce titre, elle est une science d'observation, positive et utile comme la botanique; encore les meilleurs fruits qu'ils en retirent, c'est la théorie des sentiments moraux. C'est dans ce domaine que Shaftesbury, Hutcheson, Price, Smith, Ferguson et Hume lui-même travaillent de préférence; c'est là qu'ils ont trouvé leurs idées les plus originales et les plus durables. Sur ce point l'instinct public est si fort qu'il enrôle les plus indépendants à son service, et ne leur permet de découvertes que celles qui tournent à son profit. Sauf deux ou trois, littérateurs par excellence, et qui d'esprit sont français ou francisés, ils ne se préoccupent que de morale. C'est cette pensée qui rallie autour du christianisme toutes les forces que Voltaire tourne contre lui en France. Ils le défendent tous au même titre, comme lien de la société civile et comme appui de la vertu privée. Jadis l'instinct le soutenait; à présent l'opinion le consacre, et c'est la même force secrète qui, par un travail insensible, ajoute maintenant l'autorité de l'opinion à la pression de l'instinct. C'est le sens moral qui, après lui avoir gardé la fidélité des basses classes, lui a conquis l'assentiment des hautes intelligences. C'est le sens moral qui de la conscience publique le fait passer dans le monde littéraire, et de populaire le rend officiel.

V

A regarder de loin la constitution anglaise, on ne se douterait guère de cette inclination publique; à regarder de près la constitution, on l'aperçoit d'abord. Elle semble un amas de priviléges, c'est-à-dire d'injustices consacrées; la vérité est qu'elle est un corps de contrats, c'est-à-dire de droits reconnus. Chacun a le sien, petit ou grand, qu'il défend de toute sa force. Ma terre, mon bien, mon droit garanti par ma charte, quel qu'il soit, suranné, indirect, inutile, privé, public, personne n'y touchera, ni roi, ni lords, ni communes; il s'agit d'un écu, je le défendrai comme un million c'est ma personne qu'on entame. Je quitterai mes affaires, je perdrai mon temps, je jetterai .mon argent, j'entreprendrai des ligues, je payerai des amendes, j'irai en prison, je mourrai à la peine : il n'importe; je n'aurai pas fait de lâcheté, je n'aurai pas plié sous l'injustice, je n'aurai pas cédé une seule parcelle de mon droit.

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C'est par ce sentiment qu'on conquiert et qu'on garde la liberté politique. C'est ce sentiment qui, après avoir renversé Charles Ier et Jacques II, se précise en principes dans la déclaration de 1688, et se développe chez Locke en démonstrations 1. Au com

1. Il faut lire dans sir Robert Filmer la théorie régnante, pour voir de quel bourbier de sottises on sortait. Sir Robert Filmer disait qu'Adam avait reçu en naissant un pouvoir absolu et royal sur tout

mencement de toute société, dit-il, il faut poser l'indépendance de l'homme. Chacun a par nature et primitivement le droit d'acquérir, de juger, de punir, de faire la guerre, de gouverner sa famille et ses gens. La société n'est qu'un contrat ultérieur entre de petits souverains préétablis, qui, ayant traité et transigé entre eux, « conviennent de former une communauté

pour vivre avec sûreté, paix et bien-être les uns << avec les autres, pour jouir avec sécurité de leurs « biens, et pour être mieux protégés contre ceux qui « ne sont pas de leur ligue. Ceux qui sont unis en un << seul corps, qui ont une loi commune établie et une « judicature à laquelle ils puissent en appeler, et en << outre une autorité pour punir les délinquants, sont << en société civile les uns avec les autres1.» Des

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l'univers; que dans toute réunion d'hommes il y en avait un qui était roi légitime, comme plus proche héritier d'Adam. "Some say it was by lot, and others that Noah sailed round the Mediterranean in ten years, and divided the world into Asia, Afric, and Europa, portions for his three sons. Comparez Bossuet, Politique fondée sur l'Écriture. Les sciences morales se dégagent en ce moment de la théologie.

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1. Those who are united in one body and have a common established law and judicature to appeal to, with authority to punish offenders, are in civil society one with another.

Every one quits his executive power of nature, and resigns it to the public.

As for the ruler, (it is said) he ought to be absolute, because he has power to do more hurt and wrong; it is right when he does it. This is to think that men are so foolish, that they take care to avoid what mischiefs may be done them by polecats or foxes; but are content, may think it safety, to be devoured by lions.

The only way whereby any one divests himself of his natural liberty, and puts on the bonds of civil society is by agreeing with other men to join and unite into a community, for their comforta

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