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de lui, Settle, Shadwell, sir Robert Howard, faisaient pis. L'Impératrice du Maroc, par Settle, fut si admirée, que les gentilshommes et les dames de la cour l'apprirent pour la jouer à White-Hall, devant le roi. Et ce ne fut point là une mode passagère; quoique dégrossi, ce goût dura. En vain les poëtes rejetèrent une partie de l'alliage français dont ils avaient chargé leur métal natif; en vain ils revinrent aux vieux vers sans rime qu'avaient maniés Jonson et Shakspeare; en vain Dryden, dans les rôles d'Antoine, de Ventidius, d'Octavie, de don Sébastien et de Dorax, retrouva une portion du naturel et de l'énergie antiques: en vain Otway, qui avait un vrai talent dramatique, Lee et Southern atteignirent à des accents vrais ou touchants, en telle sorte qu'une fois, dans Venise sauvée, on crut que le drame allait renaître le drame était mort, et la tragédie ne pouvait le remplacer; ou plutôt chacun d'eux mourait par l'autre, et leur union, qui les avait énervés sous Dryden, les énervait sous ses successeurs. Le style littéraire émoussait la vérité dramatique; la vérité dramatique gâtait le style littéraire; l'œuvre n'était ni assez vivante ni assez bien écrite; l'auteur n'était ni assez poëte ni assez orateur: il n'avait ni la fougue et l'imagination de Shakspeare ni la politesse et l'art de Racine1. Il errait sur les confins des deux théâtres, et ne convenait ni à des artistes demi-barbares ni à des gens de cour finement po lis. Tel est en effet le public qui l'écoute, incertain

1. Cette impuissance ressemble à celle de Casimir Delavigne.

entre deux formes de pensées, nourri de deux civilisations contraires. Ces hommes n'ont plus la jeunesse des sens, la profondeur des impressions, l'originalité audacieuse et la folie poétique des cavaliers et des aventuriers de la Renaissance; ils n'auront jamais les adresses de langage, la douceur des mœurs, les habitudes de la cour et les finesses de sentiment ou de pensée qui ont orné la cour de Louis XIV. Ils quittent l'âge de l'imagination et de l'invention solitaire, qui convient à leur race, pour l'âge de la raison et de la conversation mondaine, qui ne convient pas à leur race; ils perdent leurs mérites propres et n'acquièrent pas les mérites de leurs voisins. Ce sont des poëtes étriqués et des courtisans mal élevés, ne sachant plus rêver et ne sachant pas encore vivre, tantôt plats ou brutaux, tantôt emphatiques ou roides. Pour qu'une belle poésie naisse, il faut qu'une race rencontre son siècle. Celle-ci, égarée hors du sien et entravée d'abord par l'imitation étrangère, ne forme que lentement sa littérature classique; elle ne l'atteindra qu'après avoir transformé son état religieux et politique ce sera le règne de la raison anglaise. Dryden l'ouvre par ses autres œuvres, et les écrivains qui paraîtront sous la reine Anne lui donneront son achèvement, son autorité et son éclat.

V

Arrêtons-nous pourtant un instant encore, et cherchons si, parmi tant de rameaux avortés et tordus, la vieille souche théâtrale, livrée par hasard à elle-même, ne produira pas sur un point quelque jet vivant et sain. Quand un homme comme Dryden, si bien doué, si bien instruit et si bien exercé, travaille de toute sa force, il y a des chances pour que parfois il réussisse, et une fois, en partie du moins, Dryden a réussi. Ce serait le traiter trop rigoureusement que de le juger toujours en regard de Shakspeare; même à côté de Shakspeare, et avec la même matière, on peut faire une belle œuvre; seulement, le lecteur est tenu d'oublier pour un instant le grand inventeur, le créateur inépuisable d'âmes véhémentes et originales, de considérer l'imitateur tout seul et sans lui imposer une comparaison qui l'accablerait.

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Il y a de la vigueur et de l'art dans cette tragédie de Dryden, Antoine et Cléopatre. « Toutes mes autres pièces, disait-il, je les ai faites pour la foule; celle-ci, je l'ai faite pour moi-même. » Et, en effet, il l'avait composée savamment d'après l'histoire et la logique. Ce qui est mieux encore, il l'avait écrite virilement. La charpente de la pièce, disait-il dans sa

a préface, est suffisamment régulière, et les unités de temps, de lieu et d'action, plus exactement obser« vées que peut-être le théâtre anglais ne le requiert.

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Particulièrement, l'action est si bien une qu'elle est la seule de son espèce sans épisode ni intrigue subsidiaire, chaque scène conduisant à l'effet principal « et chaque acte se terminant par un grand changement de situation. Il a fait davantage; il a quitté l'attirail français, il est rentré dans la tradition nationale « Dans mon style, j'ai essayé, de parti pris, • d'imiter le divin Shakspeare, et pour le faire plus

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librement, je me suis débarrassé de la rime. J'ose << dire qu'en l'imitant je me suis surpassé moi-même << dans cette pièce, et qu'entre autres je préfère la « scène entre Antoine et Ventidius, au premier acte, << à tout ce que j'ai écrit dans ce genre. » Il avait raison; si sa Cléopatre est manquée, si cette défaillance de la conception détourne l'intérêt et gâte l'ensemble, si la rhétorique nouvelle et l'emphase ancienne viennent parfois suspendre l'émotion et détruire la vraisemblance, en somme pourtant le drame se tient debout, et qui plus est, il marche. Le poëte est expert; il a bien calculé, il sait faire une scène, montrer le duel intérieur par lequel deux passions se disputent le cœur de l'homme. On sent chez lui les vicissitudes tragiques de la lutte, le progrès d'un sentiment, la défaite des résistances, l'afflux lent du désir ou de la colère, jusqu'au moment où la volonté redressée ou séduite se précipite soudainement d'un seul côté. Il y a des mots naturels : le poëte écrit et pense trop sainement pour ne pas les trouver quand il en a besoin. Il y a des caractères virils: lui-même est un homme, et, sous ses complaisances de courtisan, sous ses af

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fectations de poëte à la mode, il a gardé le naturel énergique et âpre. Sauf une scène d'injures, son Octavie est une matrone romaine, et quand, jusque dans Alexandrie, jusque chez Cléopatre, elle vient chercher Antoine, elle le fait avec une simplicité et une noblesse qu'on ne surpassera pas. « La sœur de César! lui dit Antoine en l'abordant. « Ce mot-là est dur. « Si je n'avais été que la sœur de César, je serais << restée dans le camp de César. - Mais votre Octavie, << votre femme tant maltraitée, quoique bannie de << votre lit et chassée de votre maison, - quoique « sœur de César, est encore à vous. Il est vrai, j'ai « une âme qui dédaigne votre froideur,

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qui me << pousse à ne point chercher ce que vous devriez offrir. Mais la vertu d'une épouse surmonte cet orgueil. Je viens pour vous réclamer comme mon bien, pour vous montrer - ma fidélité d'abord, pour « demander, pour implorer votre tendresse. - Votre main, mon seigneur; elle est à moi, et je la de« mande. » Et quand Antoine, humilié, se révolte contre la grâce qui lui vient d'Octave et lui dit que sans doute elle a demandé pardon pour lui pauvremen et bassement : « Pauvrement et bassement! Je n'au<< rais pas pu faire une pareille demande, ni mon frère l'accorder.... Ma triste fortune, je le vois, « me soumet toujours à vos désobligeantes méprises. << - Mais les conditions que je vous apporte sont telles que vous n'aurez pas à rougir de les accepter. « J'aime votre honneur - parce qu'il est le mien. On ne dira jamais que le mari d'Octavie fut l'esclave

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