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amazones et des sylphes de l'ancienne Grèce et du moyen âge, mêlés par le poëte dans un même sujet. Il est plus singulier peut-être de voir, au dix-huitième siècle, un poëte célèbre (1) imiter, savamment et à dessein, ce bizarre amalgame, qui n'avait été dans Shakspeare que le hasard de l'ignorance ou le jeu d'un insouciant caprice. Louons un homme de génie, par la vérité, non par les systèmes. Nous trouverons alors que, si Shakspeare viole souvent la vérité locale et historique, s'il jette sur presque tous ses tableaux la dureté uniforme des mœurs de son temps, il exprime d'ailleurs avec une admirable énergie les passions dominantes du coeur humain, la haine, l'ambition, la jalousie, l'amour de la vie, la pitié, la cruauté.

Il ne remue pas avec moins de puissance la partie superstitieuse de l'âme. Comme les premiers poëtes grecs, il a recherché le tableau des douleurs physiques, et il a exposé sur la scène les angoisses de la souffrance, les lambeaux de la misère, la dernière et la plus effrayante des infirmités humaines, la folie. Quoi de plus tragique en effet que cette mort apparente de l'âme, qui dégrade une noble créature sans la détruire? Shakspeare a souvent usé

de ces anachronismes de mœurs : mais quelquefois nos tragédies n'en offrent-elles pas de semblables? Lorsqu'au lieu de montrer Clytemnestre et Iphigénie évitant les regards des hommes, et accueillies seulement par un chœur de femmes grecques, Racine lui-même, l'admirable Racine fait dire majestueusement : « Gardes, suivez la reine », ne met-il pas ainsi le cérémonial de notre temps à la place des mœurs antiques? La faute nous échappe par la préoccupation involontaire des idées modernes. Chaucer avait pour son temps la même excuse.

(1) La Fiancée de Messine, par Schiller.

de ce moyen de terreur, et, par une combinaison singulière, il a représenté la folie feinte, aussi souvent que la folie elle-même; enfin il a imaginé de les mêler toutes deux dans le personnage bizarre d'Hamlet, et de joindre ensemble les éclairs de la raison, les ruses d'un égarement calculé, et le désordre involontaire de l'âme.

S'il a montré la folie naissant du désespoir, s'il a lié cette image à la plus poignante de toutes les douleurs, l'ingratitude des enfants, par une vue non moins profonde, il a souvent rapproché le crime de la folie, comme si l'âme était aliénée d'elle-même à mesure qu'elle devient coupable. Les songes terribles de Richard III, son sommeil agité des convulsions du remords, le sommeil plus effrayant encore de lady Macbeth, ou plutôt le phénomène de sa veille mystérieuse et hors de nature comme son crime, toutes ces inventions sont le sublime de l'horreur tragique, et surpassent les Euménides d'Eschyle.

On pourrait marquer plus d'une autre ressemblance entre le poëte anglais et le vieux poëte grec, qui ne connut pas non plus, ou qui respecta peu la loi sévère des unités. L'audace poétique est encore un caractère qui ne frappe pas moins dans Shakspeare que dans Eschyle: c'est, avec des formes plus incultes, la même vivacité, la même intempérance de métaphores et d'expressions figurées, la même chaleur d'imagination éblouissante et sublime; mais les incohérences d'une société qui sortait à peine de la barbarie mêlent sans cesse dans Shakspeare la grossièreté à la grandeur; et l'on tombe des nues dans la fange. C'est particulièrement pour les pièces d'invention que le poëte

anglais a réservé cette richesse de couleurs qui semble lui être naturelle. Ses pièces historiques sont moins disparates, plus simples, surtout dans les sujets modernes; car, lorsqu'il met en scène l'antiquité, il a souvent défiguré tout à la fois le caractère national et les caractères individuels.

Le reproche que Fénelon faisait à notre théâtre, d'avoir donné de l'emphase aux Romains, s'appliquerait bien plus au Jules César du poëte anglais. César, si simple par l'élévation même de son génie, ne parle presque dans cette tragédie qu'un langage fastueux et déclamatoire. Mais, en revanche, quelle admirable vérité dans le rôle de Brutus ! Comme il paraît, tel que le montre Plutarque, le plus doux des hommes dans la vie commune, et se portant par vertu aux résolutions hardies et sanglantes! Antoine et Cassius ne sont pas représentés avec des traits moins profonds et moins distincts. J'imagine que le génie de Plutarque avait fortement saisi Shakspeare, et lui avait mis devant les yeux cette réalité que, pour les temps modernes, Shakspeare prenait autour de lui.

Mais une chose toute neuve, toute créée, c'est l'incomparable scène d'Antoine soulevant le peuple romain par l'artifice de son langage; ce sont les émotions de la foule à ce discours, ces émotions toujours rendues d'une manière si froide, si tronquée, si timide dans nos pièces modernes, et qui là sont si vives et si vraies, qu'elles font partie du drame, et le poussent vers le dénouement.

La tragédie de Coriolan n'est pas moins vraie et moins née de Plutarque. Le caractère hautain du héros, son orgueil de patricien et de guerrier, son dégoût de l'insolence

populaire, sa haine contre Rome, son amour pour sa mère, en font le personnage le plus dramatique de l'histoire.

Il y a d'indignes bouffonneries dans la tragédie d'Antoine et Cléopâtre. Le caractère romain n'y paraît guère; mais le cynisme d'une gloire avilie, ce délire de débauches et de prospérités, ce fatalisme du vice qui se précipite aveuglément à sa perte, y prennent une sorte de grandeur à force de vérité. Cléopâtre, sans doute, n'est pas une princesse de nos théâtres, pas plus qu'elle ne l'est dans l'histoire; mais c'est bien la Cléopâtre de Plutarque, cette prostituée d'Orient, courant la nuit déguisée dans Alexandrie, portée chez son amant sur les épaules d'un esclave, folle de vo luptés et d'ivresse, et sachant mourir avec tant de mollesse et de

courage.

Les pièces historiques de Shakspeare sur des sujets nationaux sont plus vraies encore; car jamais écrivain, comme nous l'avons dit, ne ressembla mieux à son pays. Peut-être cependant quelques-unes de ces pièces ne sont pas tout entières de Shakspeare, et furent seulement vivifiées par sa main puissante; comme ces grands ouvrages de peinture, où le maître a jeté ses touches éclatantes et vigoureuses, au milieu du travail fait par des pinceauix subalternes, ne se réservant pour son compte que le mouvement et la vie.

Ainsi, dans la première partie de Henri VI brille la scène incomparable de Talbot et de son fils, refusant de se quitter l'un l'autre, et voulant mourir ensemble; scène aussi simple que pathétique, où la sublimité des pensées, la mâle concision du langage se rapprochent tout à fait

des passages les plus beaux et les plus purs de notre Corneille. Mais à cette scène, dont la grandeur est toute passive et toute morale, succède une action vive, telle que le permet la liberté du théâtre anglais; et les acciul dents variés d'un combat. multiplient sous toutes les for mes l'héroïsme du père et du fils, sauvés d'abord l'un par l'autre, réunis, séparés, et tués enfin sur le même champ de bataille. Non, rien ne surpasse la véhémence et la beauté patriotique de ce spectacle. Le lecteur français: souffre seulement d'y voir le caractère de Jeanne d'Arc indignement travesti par le préjugé brutal du poëte. Mais ce sont là de ces fautes qui font partie de la nationalité de Shakspeare, et ne le rendaient que plus cher à ses contemporains.

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Dans la deuxième partie de Henri VI, quelques traits d'un ordre non moins élevé se mêlent à la tuinultueuse variété di drame. Telle est la scène terrible où l'ambitieux.car-! dinal, de Beaufort est visité, sur son lit de mort, par le roi dont il a trompé la confiance et opprimé les sujets. Le délire du mourant, son effroi de la mort, son silence quand le roi lui demande s'il espère être sauvé, tout ce tableau! de désespoir et de damnation n'appartient qu'à Shakspeare. Un autre mérite de cet ouvrage, mérite inconnu et presque impossible sur notre scène, c'est l'expression des mouveni ments populaires; c'est l'image toute vive d'un soulèves ment, d'une sédition. Là, rien n'est du poëte; on entend les vraies paroles qui enlèvent la foule; on reconnaît l'homme qui se fait suivre par elle.

Dans ses pièces historiques, Shakspeare réussit à créer ...,

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