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amis, cachés dans la nuit interminable de la mort (1); mais il n'en nomme aucun il rougit de sa profession d'acteur; mais il ne parle d'aucune de ses pièces de théâtre. Ce n'est pas qu'il paraisse toujours ignorant ou insouciant de sa gloire, comme on l'a cru. Dans un de ses premiers sonnets, il disait tristement à Southampton : « Si tu sur>> vis au jour heureux pour moi où la mort couvrira mes » os de poussière, et que par hasard tu regardes encore » une fois ces pauvres vers incorrects de ton ami défunt, » compare-les avec les meilleurs du temps; et, bien qu'ils >> soient surpassés par tout le monde, garde-les, à cause de >> ma tendresse, et non de leur mérite. » Mais plus tard il compte sur la gloire, et la promet. « Votre nom recevra » d'ici une immortelle vie (2), dit-il au courtisan d'Éli>> sabeth. Vous aurez pour monument ma douce poésie, » que liront des yeux qui ne sont pas encore; et des voix » à naître rediront, d'après moi, votre existence, quand >> tous vos frères de ce siècle seront morts. >>

Au milieu de cet orgueil et de ce beau langage, le poëte

(1)

Then can I drown an eye, unus'd to flow,

For precious friends hid in death's dateless night.

(Sonnet xxx.)

(2)

Your name from hence immortal life shall have,
Though I, once gone to, all the world must die:

Your monument shall be my gentle verse,
Which eyes not yet created shall o'er-read;
And tongues to be, your being shall rehearse,
When all the breathers of this world are dead.

(Sonnet LXXXI.)

revient sur les soupçons ou les reproches dont sa vie est l'objet. Alors lui échappent quelques expressions amères, bien différentes de la parure poétique habituelle à ses sonnets. « Mieux vaut (1), dit-il, être vil que réputé vil, >> recevant le reproche d'être ce qu'on n'est pas, etc., etc. >> Pourquoi les yeux faux et menteurs d'autrui signale>>raient-ils les écarts de mon sang trop vif? Pourquoi mes » fragilités ont-elles des espions plus fragiles eux-mêmes, » qui, dans leurs dires, racontent comme mauvais ce que >> je crois bon? Non, je suis ce que je suis; et ceux qui >> tirent sur mes fautes comptent les leurs. Je puis être >> droit, quoiqu'ils soient eux-mêmes crochus; ce n'est pas » dans leurs mauvaises pensées qu'on doit chercher mes >> actions. >>

Quel que fût ce blâme, rejeté avec tant d'énergie, on peut croire que la vie de Shakspeare devait être celle d'un comédien, dans les mœurs de ce temps, obscure et libre, se dédommageant de l'anathème par les plaisirs. Un poëte anglais qui, né dans le siècle suivant, put

(1)

'Tis better to be vile, than vile esteem'd,
When not to be receives reproach of being;

For why should others' false adulterate eyes
Give salutation to my sportive blood?

Or on my frailties why are frailer spies,

Which in their wills count bad what I think good?

No; I am that I am; and they that level

At my abuses, reckon up their own :

I may be straight, though they themselves be bevel;
By their rank thoughts my deeds must not be shown.

(Sonnet cxx1.)

recueillir quelques souvenirs traditionnels de Shakspeare, a dit qu'il fut fort estimé de son temps, et que son excessive candeur, son bon naturel avaient dû certainement porter la plus aimable moitié de l'espèce humaine à l'aimer, comme la force de son esprit obligeait les hommes les plus savants à l'admirer. Les sonnets de Shakspeare confirment ce témoignage. « L'amour est mon péché (1), » ditil quelque part, comme aurait pu dire Molière; et, à côté d'un portrait de femme, délicat et charmant, il fait dans quelques vers de tels reproches à celle qu'il aime, qu'on doit supposer que, s'il obtint quelques faveurs de grande dame, il eut à rougir de plus d'un choix indigne de lui. Ainsi coulèrent ses jours, presque ignorés, en laissant après eux des monuments immortels.

Chaque année, Shakspeare donnait une ou deux pièces de théâtre. Sans pouvoir en assigner la date précise, on est à peu près d'accord sur l'ordre dans lequel elles se succédèrent; et cet ordre indique un progrès de génie, depuis Périclès, où il n'y a guère qu'une belle scène, jusqu'à Macbeth, Othello, la Tempête. Quelques-uns de ses ouvrages, Roméo et Juliette, Hamlet, les Commères de Windsor, ont été remaniés à deux reprises par lui, et augmentés presque du double. Il ne s'est conservé que peu de souvenirs de son jeu théâtral. Son chef-d'oeuvre, diton, était le rôle du spectre dans Hamlet; et encore un pamphlet du temps se moque de sa voix, et compare au cri d'une marchande d'huîtres son cri sépulcral, Vengeance, Hamlet! Il jouait aussi, dans sa jolie pièce Comme il vous Love is my sin... (Sonnet CXLII.)

(1)

plaira, le rôle du vieil Adam. Il remplissait sans doute beaucoup d'autres rôles du répertoire de ce temps. Ce n'est pas aujourd'hui une curiosité sans intérêt que de voir, sur les listes d'acteurs qui précèdent de vieilles éditions de drames anglais, le grand nom de Shakspeare figurer modestement parmi tant de noms obscurs, en tête d'un ouvrage oublié.

Shakspeare eut des rivaux; et indépendamment de cette confusion que fait souvent le suffrage contemporain entre des talents fort inégaux, quelques-uns de ces prétendus émules de Shakspeare, qui se produisirent avec une ardeur sans relâche pendant un demi-siècle, n'étaient pas sans génie, au milieu de leur élégance affectée ou de leur verve barbare. Fletcher, le plus poétique de tous; Beaumont, son associé dans quelques ouvrages; l'ingénieux et facile Massinger; le pédantesque et pourtant inventif BenJohnson; Webster, peintre énergique de révoltantes horreurs; Ford, qui a eu quelques grands traits de terreur tragique; Chapman, le traducteur d'Homère et l'auteur énergique d'une tragédie des Guises; Midleton, Decker, et surtout Heywood, qui, dans sa facilité vraiment espagnole, avait fait, en tout ou en partie, deux cent quarante pièces de théâtre, où se trouvent éparses quelques scènes d'un pathétique admirable; voilà sans doute la preuve d'un singulier mouvement dramatique, excité par Shakspeare, et dont il profita.

A cette liste pourraient s'ajouter encore plusieurs noms, et entr'autres celui de John Marston, auteur de quelques

pièces, dont Shakspeare ne dédaigna pas d'ètre l'édi

teur, lui qui négligeait de publier ses propres ouvrages. Retenu à Londres par son état de comédien et d'auteur, Shakspeare ne perdait pas cependant tout souvenir de sa ville natale, tout soin de la jeune famille qu'il avait si promptement quittée. Chaque année, dit-on, et c'est un des rares détails donnés sur lui par ses contemporains, il allait, dans la belle saison, passer quelque temps à Stratford, près de sa femme, de ses enfants et de son vieux père. Il avait été rejoint par un de ses frères, que son exemple sans doute entraîna vers le théâtre, et qui n'est connu que par ces mots : Edmond Shakspeare, comédien, inscrits sur le registre mortuaire de l'église de SaintSauveur, dans la paroisse de Southwark, où William Shakspeare était logé.

Le goût du poëte pour les beautés de la nature, son impression si vive des frais paysages de l'Angleterre, indiqueraient seuls qu'il devait chercher le repos des champs. On a supposé toutefois de son temps un autre motif à ses fréquents voyages; on a conté que, sur la route de son pays, il aimait à s'arrêter dans la ville d'Oxford, à l'auberge de la Couronne, dont l'hôtesse, remarquable par l'élégance et la beauté, devint mère du poëte Davenant. Shakspeare, familier dans la maison, fut parrain de cet enfant, qui lui appartenait, dit-on, de plus près, et qui, dans la suite, mit un singulier amour-propre à se vanter de cette descendance. On concevra mieux, d'après cela, le zèle du royaliste Davenant pour le républicain Milton: c'était sans doute à ses yeux une double dette de parenté poétique.

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