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Tels étaient les produits bizarres de cette grande ébullition où flottèrent tous les éléments de l'islamisme du I au ve siècle de l'hégire. Une théologie libérale et rationaliste, celle des Motazélites (dissidents) rallia quelque temps les esprits modérés. Le motazélisme représente, dans l'islam, un protestantisme de la nuance de Schleiermacher. La révélation est un produit naturel des facultés humaines; les doctrines nécessaires au salut sont du ressort de la raison : la raison suffit pour y mener, et en tout temps, même avant la révélation, on a pu arriver à les connaître. L'école de Bassora fut, sous la protection des Abbasides, le centre de ce grand mouvement de réforme, dont l'expression la plus complète se trouve dans la grande Encyclopédie des Frères de la sincérité (Ikhwan-essafa)', tentative de conciliation entre la philosophie et l'islamisme, qui ne parut satisfaire ni les philosophes ni les dévots.

Ainsi, en dehors de l'étude de la philosophie grecque, l'islamisme fournissait à l'activité des esprits un vaste champ de discussions rationnelles, qu'on désignait du nom de Kalám, à peu près synonyme de Scolastique". Le

même, trad. de l'histoire des Sassanides de Mirkhond, à la suite des Antiquités de la Perse, p. 361 et suiv.· - Voy. aussi Journal asiat. oct. 1850, p. 344, et une intéressante leçon de M. Lenormant sur l'incrédulité dans le sein de l'islamisme (Questions historiques, xvie leçon).

1 Voir le travail de M. Flügel sur cette remarquable association dans la Zeitschrift der deutschen morgenlændischen Gesellschaft, 1859, p. 1 et suiv. Cf. Gosche, Ghazzali, p. 240 et suiv.

2 Kalâm représente en arabe toutes les nuances du mot λóyos.

Kalâm, dont l'existence est antérieure à l'introduction de la philosophie grecque chez les musulmans sous Almamoun', ne représenta d'abord aucun système particulier. Sous ce mot se cacha même parfois une grande liberté de discussion. Mais quand la faveur accordée à la philosophie eut mis en péril les dogmes de l'islamisme, le rôle du Kalâm changea, et consista désormais à défendre par les armes de la dialectique les dogmes attaqués, à peu près comme chez nous la théologie, de dogmatique qu'elle était d'abord, est devenue de nos jours surtout apologétique3. Le

Sur l'origine et le sens précis de ce mot, voy. J. Goldenthal, dans les Mémoires de l'Académie de Vienne, t. Ier, 1850,

p. 432.

Delitzsch, Anekdota zur Geschichte der mittelalt. Scholastikunter Juden und Moslemen, p. 292 et suiv. - Schmoelders, Essai, p. 138-139. Haarbrücker, Trad. de Schahristani, t. II, notes, p. 390 et suiv.-Munk, Mélanges, p. 320 et suiv. Motecallem (participe dérivé de la même racine) désigne le théologien dogmatique, par opposition au faquih, théologien casuiste. Le mot ɛoλóyor, dans Aristote (Metaph. 1. XII, cap.vi), était rendu dans la version arabe dont se servait Ibn-Roschd, par Motecallemin.

1

On en trouve des traces dès l'an 720 ou à peu près. V.Journal asiat.avril-mai 1859, p. 379-80, note. Selon une tradition rapportée en cet endroit, le Kalâm devrait son origine à un copte converti à l'islamisme.

2 Voir un charmant récit d'Al-Homaidi, traduit par M. Dozy (Journ. asiat. juillet 1853, p. 92-93. Parmi les questions traitées dans le recueil des décisions du grand-père d'Ibn-Roschd (suppl. ar. no 398), il en est justement qui roulent sur l'orthodoxie des Motecallemin.

3

Voici la définition que le Tarifât donne du Kalâm: « Une

but principal des Motecallemîn est d'établir contre les philosophes la création de la matière, la nouveauté du monde et l'existence d'un Dieu libre, séparé du monde et agissant sur le monde. Le système des atomes leur parut favorable à la polémique qu'ils voulaient soutenir; ils le choisirent. Les atomes, disaient-ils, ont été créés par Dieu; Dieu pourrait les détruire, et sans cesse il en crée de nouveaux. Dieu agit librement et directement en toutes choses; tout ce qui existe est immédiatement son œuvre. Les privations ou accidents négatifs (l'obscurité, l'ignorance, etc.) sont même produits par Dieu dans la substance qui les supporte, tout comme les accidents positifs. Ainsi Dieu crée la mort, Dieu crée le repos, comme il crée la vie, comme il crée le mouvement. L'âme elle-même, n'est qu'un acci-. dent que Dieu continue sans cesse. La causalité ne réside pas dans les lois de la nature; Dieu seul est cause. Deux faits ne s'enchaînent jamais nécessairement l'un à l'autre, et l'ensemble de l'univers pourrait être tout autre qu'il n'est. Tel est le système que les Motecallemîn trouvèrent

science dans laquelle on disserte sur l'essence de Dieu, ses attributs et les conditions des choses possibles, d'après le canon de l'Islam, pour réfuter la métaphysique des philosophes. » (Édit. Fluegel, p. 194, Lips. 1845.) Ibn-Khaldoun donne une définition toute semblable (Sacy, Chrest. ar. I, 467). Mais de telles définitions ne conviennent qu'à l'acception la plus moderne du mot Kalam.

1 Les motazélites, qu'Ibn-Roschd assimile toujours aux Motecallemin, regardaient même la privation comme une substance. Cf. Destr. Destr. disput. III, p. 119 vo.

le meilleur à opposer au péripatétisme des philosophes' système très-pauvre assurément, comme tous ceux qui sont conçus pour les besoins de la polémique, mais recommandé par ce faux air de netteté qui séduit le vulgaire. C'est contre ce système que nous allons voir IbnRoschd, Maimonide et les derniers représentants de la philosophie arabe tenter un effort suprême, qui ne servira qu'à montrer une fois de plus quelle distance il y a entre les formules dont se contente la foi populaire et celles que la science indépendante est amenée à se former.

§ III

Il faut rendre cette justice à la philosophie arabe, qu'elle a su dégager avec hardiesse et pénétration les grands problèmes du péripatétisme, et en poursuivre la solution avec vigueur. En cela, elle me semble supérieure à notre philosophie du moyen âge, qui tendait toujours à rapetisser les problèmes et à les prendre par le côté dialectique et subtil.

Or, tout l'esprit de la philosophie arabe, et par conséquent tout l'averroïsme, se résume en deux doctrines, ou, comme disait le moyen âge, en deux grandes erreurs, intimement liées entre elles et constituant une interprétation complète et originale du péripatétisme: l'éternité

Voir le Guide des égarés de Maimonide, ch LXXI et suiv. t. I, p. 332 et suiv. 391 et suiv. (trad. Munk).

de la matière et la théorie de l'intellect. La philoso

:

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phie n'a jamais proposé que deux hypothèses pour expliquer le système de l'univers d'un côté, Dieu libre, personnel, ayant des attributs qui le déterminent; providence; causalité de l'univers transportée en Dieu; âme humaine substantielle et immortelle; d'un autre côté, matière éternelle, évolution du germe par sa force latente, Dieu indéterminé; lois, nature, nécessité, raison; impersonnalité de l'intelligence, émersion et réabsorption de l'individu. La première hypothèse repose sur une idée trop exaltée de l'individualité; la seconde, sur une vue trop exclusive de l'ensemble. La philosophie arabe, et en particulier celle d'Ibn-Roschd, se classe de la manière la plus décidée dans la seconde de ces catégories'.

Le problème de l'origine des êtres est celui qui préoccupe le plus Ibn-Roschd: il y revient dans tous ses écrits, et toujours avec une nouvelle instancè. Mais nulle part il ne l'a traitée avec plus de développement que dans le grand commentaire sur le douzième livre de la métaphysique. « Il y a, dit-il, sur l'origine des êtres deux opinions opposées, entre lesquelles il en est d'autres intermédiaires : les uns expliquent le monde par le développement, les autres par la création. Les partisans du développement disent que la génération n'est que la sortie et en quelque sorte le dédoublement des êtres; l'agent, dans cette hypothèse, n'a

1 Ibn-Sabîn définissait Dieu « la réalité des êtres. >> Notre manuscrit, suppl. ar. 525, fol. 40, signale des panthéistes en Égypte, vers le xe siècle de notre ère.

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