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vit dans cette constance que de l'obstination; de ce même fut accompagnée de cruauté, par la sévère cirqu'il taisait le fait, on conclut que ce fait existait: on conspection, qui retenait les épanchements de la douleur attribua sa fermeté à la magie, et on le relégua à la paternelle et conjugale. Ce ne fut point dans l'intérieur Canée. De cette terre lointaine, le banni, digne alors de quelque pitié, ne cessait d'écrire à son père, à ses amis, pour obtenir quelque adoucissement à sa déportation. N'obtenant rien, et sachant que la terreur qu'inspirait le conseil des dix ne lui permettait pas d'espérer de trouver dans Venise une seule voix qui s'élevât en sa faveur, il fit une lettre pour le nouveau duc de Milan, par laquelle, au nom des bons offices que Sforce avait reçus du chef de la république, il implorait son intervention en faveur d'un innocent, du fils du doge.

de leur appartement, ce fut dans une des grandes salies du palais, qu'une femme, accompagnée de ses quatre fils, vint faire les derniers adieux à son mari, qu'un pére octogénaire et la dogaresse accablée d'infirmités, jouirent un moment de la triste consolation de mêler leurs larmes à celles de leur exilé. Il se jeta à leurs genoux, en leur tendant des mains disloquées par la torture, pour les supplier de solliciter quelque adoucissement à la sentence qui venait d'être prononcée contre lui. Son pére eut le courage de lui répondre: "Non, mon fils, Cette lettre, selon quelques historiens, fut confiée à respectez votre arrêt, et obéissez sans murmure à la un marchand qui avait promis de la faire parvenir au seigneurie." A ces mots il se sépara de l'infortuné, due, mais qui, trop averti de ce qu'il y avait à craindre qui fut sur-le-champ embarqué pour Candie. en se rendant l'intermédiaire d'une pareille correspon- L'antiquité vit avec autant d'horreur que d'admiration dance, se hata, en débarquant à Venise, de la remettre un pére condamnant ses fils évidemment coupables. au chef du tribunal. Une autre version, qui paraît plus Elle hésita pour qualifier de vertu sublime ou de férocité súre, rapporte que la lettre fut surprise par un espion, cet effort qui paraît au-dessus de la nature humaine;2 attaché aux pas de l'exilé.' mais ici, où la première faute n'était qu'une faiblesse, où Ce fut un nouveau délit dont on eut à punir Jacques la seconde n'était pas prouvée, où la troisième n'avait Foscari. Réclamer la protection d'un prince étranger rien de criminel, comment concevoir la constance d'un était un crime, dans un sujet de la république. Une ga-père, qui voit torturer trois fois son fils unique, qui l'enlère partit sur-le-champ pour l'amener dans les prisons tend condamner sans preuves, et qui n'éclate pas en de Venise. A son arrivée, il fut soumis à l'estrapade.2 plaintes ; qui ne l'aborde que pour lui montrer un visage C'était une singulière destinée pour le citoyen d'une ré-plus austère qu'attendri, et qui, au moment de s'en sé publique et pour le fils d'un prince, d'être trois fois dans sa vie appliqué à la question. Cette fois la torture était d'autant plus odieuse, qu'elle n'avait point d'objet, le fait qu'on avait à lui reprocher étant incontestable.

Quand on demanda à l'accusé, dans les intervalles que les bourreaux lui accordaient, pourquoi il avait écrit la lettre qu'on lui produisait, il répondit que c'était precisément parcequ'il ne doutait pas qu'elle ne tombât entre les mains du tribunal, que toute autre voie lui avait été fermée pour faire parvenir ses réclamations, qu'il s'attendait bien qu'on le ferait amener à Venise, mais qu'il avait tout risqué pour avoir la consolation de voir sa femme, son père, et sa mère, encore une fois.

parer pour jamais, lui interdit les murmures et jusqu'à l'espérance? Comment expliquer une si cruelle circonspection, si ce n'est en avouant, à notre honte, que la tyrannie peut obtenir de l'espéce humaine les mêmes efforts que la vertu? La servitude aurait-elle son héroïsme comme la liberté ?

Quelque temps après ce jugement, on découvrit le veritable auteur de l'assassinat, dont Jacques Foscari portait la peine; mais il n'était plus temps de réparer cette atroce injustice, le malheureux était mort dans sa prison. Il me reste à raconter la suite des malheurs du père. L'histoire les attribue à l'impatience qu'avaient ses ennemis et ses rivaux de voir vaquer sa place. Elle accuse formellement Jacques Loredan, l'un des chefs du conseil des dix, de s'être livré contre ce vieillard aux conseils d'une haine héréditaire et qui depuis long-temps divisait leurs maisons.3

François Foscari avait essayé de la faire cesser, en offrant sa fille à l'illustre amiral Pierre Loredan, pour un de ses fils. L'alliance avait été rejetée, et l'inimitié des

Sur cette naïve déclaration, on confirma sa sentence d'exil; mais on l'aggrava, en y ajoutant qu'il serait retenu en prison pendant un an. Cette rigueur, dont on usait envers un malheureux était sans doute odieuse; mais cette politique, qui défendait à tous les citoyens de faire intervenir les étrangers dans les affaires intérieures de la république, était sage. Elle était chez eux une maxime de gouvernement et une maxime inflexible. L'historien Paul Morosini3 a conté que l'empereur 1 Marin Sanuto, dans sa chronique, Vite de' Duchi, se sert Frederic III. pendant qu'il était l'hôte des Venitiens, de-ici, sans en avoir eu l'intention, d'une expression assez éner manda comme une faveur particulière, l'admission d'un gique: "Il doge era vecchio in decrepita età e camminava con una mazzetta. E quando gli andò parlogli molto con citoyen dans le grand conseil, et la grace d'un ancien stantemente che parea che non fosse suo fighulo, licet fosse gouverneur de Candie, gendre du doge, et banni pour procuriste per me, acciocche io torni a casa mia. figliulo unico, e Jacopo disse, messer padre, vi prego cho Il doge sa mauvaise administration, sans pouvoir obtenir ni disse: Jacopo, va e obbedisei a quello che vuole la terra, e f'une ni l'autre. non cercar più oltre." "

Cependant on ne put refuser au condamné la permission de voir sa femme, ses enfants, ses parents, qu'il allait quitter pour toujours. Cette dernière entrevue

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2 Cela fut un acte que l'on ne scauroit ny suffissamment

louer, ny assez blasmer: car, ou c'estoit une excellence de vertu, qui rendoit ainsi son cœur impassible, on une violence de passion qui le rendoit insensible, dont ne Pune ne l'autre n'est chose petite, ainsi surpassant l'ordinaire d'humaine no ture, et tenant ou de la divinité ou de la bestialité. Mais il est plus raisonnable que le jugement des hommes s'accorde à sa Mais pour lors quand il se fut retiré, tout le monde demoura sur la place, comme transy d'horreur et de frayeur, par un long temps sans mot dire, pour avoir veu ce qui avoit été fait. (Plutarque, Valerius Publicola.)

Zacques Foscari, dans un volume intitulé, Raccolta di mem-gloire, que la faiblesse des jugeans fasse descroire sa vertu rie storiche e annedote, per formar la Storia dell' eccellenLissimo consiglio di X, dalla sua prima instituzione sino a' giorni nostri, con le diverse variazioni e riforme nelle varie epoche successe. (Archives de Venise.)

1 La notice citée ci-dessus qui rapporte les actes de cette procedure.

ebbe prima per sapere la verità trenta squassi di corda.
Mari Sanuto, Vite de' Duchi. F. Foscari.)
3 Historia di Venezia, lib. 23.

3 Je suis principalement dans ce récit une relation manu scrite de la déposition de François Foscari qui est dans le volume intitulé: Raccolta di memorie storiche e annedote, per formar la Storia dell' eccellentissimo consiglio di X (Archives de Venise.)

deux familles s'en était accrue. Dans tous les conseils, reclamer contre ce choix, on enferma ce sénateur dans dans toutes les affaires, le doge trouvait toujours les une chambre séparée, et on lui fit jurer de ne jamais Lorédan prêts à combattre ses propositions ou ses in-parler de cette exclusion qu'il éprouvait, en lui décla térêts. Il lui échappa un jour de dire qu'il ne se croi- rant qu'il y allait de sa vie ; ce qui n'empêcha pas qu'on rait réellement prince que lorsque Pierre Lorédan au- inscrivit son nom au bas du décret, comme s'il y eût rait cessé de vivre. Cet amiral mourut quelque temps pris part.' après d'une incommodité assez prompte qu'on ne put expliquer. Il n'en fallut pas davantage aux malveillants pour insinuer que François Foscari, ayant desiré cette mort, pouvait bien l'avoir hâtée.

Quand on en vint à la délibération, Lorédan la provoqua en ces termes.2 "Si l'utilité publique doit imposer silence à tous les intérêts privés, je ne doute pas que nous ne prenions aujourd'hui une mesure que la patrie Ces bruits s'accréditèrent encore lorsqu'on vit aussi réclame, que nous lui devons. Les états ne peuvent périr subitement Marc Lorédan, frère de Pierre, et cela se maintenir dans un ordre de choses immuable: vous dans le moment où, en sa qualité d'avogador, il instrui- n'avez qu'à voir comme le nôtre est changé, et combien sait un procès contre André Donato, gendre du doge, il le serait davantage s'il n'y avait une autorité assez accusé de péculat. On écrivit sur la tombe de l'amiral ferme pour y porter reméde. J'ai honte de vous faire qu'il avait été enlevé à la patrie par le poison. remarquer la confusion qui régne dans les conseils, le Il n'y avait aucune preuve, aucun indice contre Fran- désordre des délibérations, l'encombrement des affaires, çois Foscari, aucune raison même de le soupçonner. et la légèreté avec laquelle les plus importantes sont Quand sa vie entière n'aurait pas démenti une imputa- décidées; la licence de notre jeunesse, le peu d'assition aussi odieuse, il savait que son rang ne lui promet-duité des magistrats, l'introduction de nouveautés dantait ni l'impunité ni même l'indulgence. La mort tra- gereuses. Quel est l'effet de ces désordres? de comgique de l'un de ses prédécesseurs l'en avertissait, et promettre notre considération. Quelle en est la cause? il n'avait que trop d'exemples domestiques du soin que l'absence d'un chef capable de modérer les uns, de dile conseil des dix prenait d'humilier le chef de la ré-riger les autres, de donner l'exemple à tous, et de mainpublique. tenir la force des lois.

investi dans Padoue, avant de pouvoir être seulement informé que nous voulions lui faire la guerre ? Nous avons vu tout le contraire dans la dernière guerre contre le duc de Milan. Malheureuse la république qui est sans chef!

Cependant, Jacques Lorédan, fils de Pierre, croyait ou "Où est le temps où nos décrets étaient aussitôt exfeignait de croire avoir à venger les pertes de sa famille.'écutés que rendus? où François Carrare se trouvait Dans ses livres de comptes (car il faisait le commerce, comme à cette époque presque tous les patriciens), il avait inscrit de sa propre main le doge au nombre de ses débiteurs, pour la mort, y était-il dit, de mon père et de mon oncle. De l'autre côté du registre, il avait laissé une page en blanc, pour y faire mention du recouvrement de cette dette, et en effet, après la perte du doge, il écrivit sur son registre: il me l'a payée, l'ha pagata.

"Je ne vous rappelle pas tous ces inconvénients et leurs suites déplorables, pour vous affliger, pour vous effrayer, mais pour vous faire souvenir que vous êtes Jacques Loredan fut élu membre du conseil des dix, les maîtres, les conservateurs de cet état fondé par vos en devint un des trois chefs, et se promit bien de profi-pères, et de la liberté que nous devons à leurs travaux, ter de cette occasion pour accomplir la vengeance qu'il méditait.

à leurs institutions. Ici, le mal indique le reméde. Nous n'avons point de chef, il nous en faut un. Notre Le doge, en sortant de la terrible épreuve qu'il venait prince est notre ouvrage, nous avons donc le droit de de subir, pendant le procès de son fils, s'était retiré au juger son mérite quand il s'agit de l'élire, et son incafond de son palais: incapable de se livrer aux affaires, pacité quand elle se manifeste. J'ajouterai que le consumé de chagrins, accablé de vieillesse, il ne se mon- peuple, encore bien qu'il n'ait pas le droit de pronontrait plus en public, ni même dans les conseils. Cette cer sur les actions de ses maîtres, apprendra ce chanretraite, si facile à expliquer dans un vieillard octogé-gement avec transport. C'est la Providence, je n'en naire si malheureux, déplut aux decemvirs, qui voulu- doute pas, qui lui inspire elle-même ces dispositions, rent y voir un murmure contre leurs arrêts.

pour vous avertir que la république réclame cette résolution, et que le sort de l'état est en vos mains."

proposée deux fois, et on n'avait pas voulu l'accepter.

Lorédan commerça par se plaindre devant ses colégues du tort que les infirmités du doge, son absence Ce discours n'éprouva que de timides contradictions; des conseils, apportaient à l'expédition des affaires; il cependant, la délibération dura huit jours. L'assemblée, finit par hasarder et réussit à faire agréer la proposition ne se jugeant pas aussi sûre de l'approbation univerde le déposer. Ce n'était pas la première fois que Ven-selle que l'orateur voulait le lui faire croire, desirait que ise avait pour prince un homme dans la caducité: l'u-le doge donnât lui-même sa démission. Il l'avait deja sage et les lois y avaient pourvu: dans ces circonstances le doge était suppléé par le plus ancien du conseil. Ici, cela ne suffisait pas aux ennemis de Foscari. Pour donner plus de solennité à la délibération, le conseil des dix demanda une adjonction de vingt-cinq sénateurs; mais comme on n'en énonçait pas l'objet, et que le grand conseil était loin de le soupçonner, il se trouva que Marc Foscari, frère du dɔge, leur fut donné pour l'un des adJomts. Au lieu de l'admettre à la délibération, ou de

1 Hasce tamen injurias quamvis imaginarias non tam ad nimum revocaverat Jacobus Lauredanus defunctorum nepos quam in abecedarium vindictam opportuna. (Palazzi at deles.

2 Ibid et l'Histoire Vénitienne de Vianolo.

Aucune loi ne portait que le prince fût revocable: il était au contraire à vie, et les exemples qu'on pouvait citer de plusieurs doges déposés, prouvaient que de telles révolutions avaient toujours été le résultat d'un mouvement populaire.

Mais d'ailleurs, si le doge pouvait être déposé, ce n'était pas assurément par un tribunal composé d'un petit nombre de membres, institué pour punir les crimes, et nulle

1 Il faut cependant remarquer que dans la notice où l'on raconte ce fait, la délibération est rapportée, que les vingtcinq adjoints y sont nommés, et que le nom de Mare Foscari ne s'y trouve pas.

2 Cette harangue se lit dans la notice citée ci-dessus

ment investi du droit de révoquer ce que le corps souve-clamation du conseil des dix prescrivit le silence le plus rain de l'état avait fait. absolu sur cette affaire, sous peine de mort. Avant de donner un successeur à François Foscari,

Cependant le tribunal arrêta que les six conseillers de la seigneurie, et les chefs du conseil des dix, se trans-une nouvelle loi fut rendue, qui défendait au doge porteraient auprès du doge, pour lui signifier que l'ex-d'ouvrir et de lire, autrement qu'en présence de ses concellentissime conseil avait jugé convenable qu'il abdiquât sellers, les dépêches des ambassadeurs de la répubune dignité dont son âge ne lui permettait plus de rem-lique, et les lettres des princes étrangers.' plir les fonctions. On lui donna 1500 ducats d'or pour Les électeurs entrèrent au conclave, et nommèrent au son entretien, et vingt-quatre heures pour se décider.' dogat Paschal Malipier, le 30 octobre 1457. La cloche Foscari répondit sur-le-champ avec beaucoup de gra- de Saint-Marc, qui annonçait à Venise son nouveau vite, que deux fois il avait voulu se démettre de sa charge; prince, vint frapper l'oreille de François Foscari; cette qu'au lieu de le lui permettre, on avait exigé de lui le fois sa fermeté l'abandonna, il éprouva un tel saisisseserment de ne plus réitérer cette demande; que la Pro- ment, qu'il mourut le lendemain.2 vidence avait prolongé ses jours pour l'éprouver et pour La république arrêta qu'on lui rendrait les mêmes honl'affliger; que cependant on n'était pas en droit de re-neurs funébres que s'il fût mort dans l'exercice de sa procher sa longue vie à un homme qui avait employé dignité; mais lorsqu'on se présenta pour enlever ses quatre-vingt-quatre ans au service de la république; restes, sa veuve, qui de son nom était Marine Nani, déqu'il était prêt encore à lui sacrifier sa vie; mais que, clara qu'elle ne le souffrirait point; qu'on ne devait pas pour sa dignité, il la tenait de la république entière, et traiter en prince après sa mort celui que vivant on avait qu'il se réservait de répondre sur ce sujet, quand la dépouillé de la couronne, et que, puisqu'il avait consumé volonté générale se serait légalement manifestée. ses biens au service de l'état, elle saurait consacrer sa dot à lui faire rendre les derniers honneurs. On ne tint aucun compte de cette résistance, et malgré les protes

Le lendemain, à l'heure indiquée, les conseillers et les chefs des dix se présentèrent. Il ne voulut pas leur donner d'autre réponse. Le conseil s'assembla sur-le-tations de l'ancienne dogaresse, le corps fut enlevé, rechamp, lui envoya demander encore une fois sa résolution, séance tenante, et, la réponse ayant été la même, on prononça que le doge était relevé de son serment et déposé de sa dignité: on lui assigna une pension de 1500 ducats d'or, en lui enjoignant de sortir du palais dans huit jours, sous peine de voir tous ses biens confisqués.2

Le lendemain, ce décret fut porté au doge, et ce fut Jacques Lorédan qui eut la cruelle joie de le lui présenter. Il répondit: "Si j'avais pu prévoir que ma vieillesse fût préjudiciable à l'état, le chef de la république ne se serait pas montré assez ingrat, pour préférer sa dignité à la patrie; mais cette vie lui ayant été utile pendant tant d'années, je voulais lui en consacrer jusqu'au dernier moment. Le décret est rendu, je m'y conformerai." Après avoir parlé ainsi, il se dépouilla des marques de sa dignité, remit l'anneau ducal qui fut brisé en sa présence, et dès le jour suivant il quitta ce palais, qu'il avait habité pendant trente-cinq ans, accompagné de son frère, de ses parents, et de ses amis. Un secrétaire, qui se trouva sur le perron, l'invita à descendre par un escalier dérobé, afin d'éviter la foule du peuple, qui s'était rassemblé dans les cours, mais il s'y refusa, disant qu'il voulait descendre par où il était monté; et quand il fut au bas de l'escalier des géants, il se retourna, appuyé sur sa béquille, vers le palais, en proférant ces paroles: "Mes services m'y avaient appelé, la malice de mes ennemis m'en fait sortir."

vêtu des ornemens ducaux, exposé en public, et les obséques furent célébrées avec la pompe accoutumée. Le nouveau doge assista au convoi en robe de sénateur. La pitié qu'avait inspirée le malheur de ce vieillard, ne fut pas tout-à-fait stérile. Un an après, on osa dire que le conseil des dix avait outre passé ses pouvoirs, et il lui fut défendu par une loi du grand conseil de s'ingérer à l'avenir de juger le prince, à moins que ce ne fût pour cause de félonie.^

Un acte d'autorité tel que la déposition d'un doge inamovible de sa nature, auroit pu exciter un soulévement général, ou au moins occasioner une division dans une république autrement constituée que Venise. Mais de puis trois ans, il existait dans celle-ci une magistrature, ou plutôt une autorité, devant laquelle tout devait se taire.

Extrait de l'Histoire des Républiques Italiennes du moyen úge, par J. C. L. Simonde de Sismondi, tom. x. LE doge de Venise, qui avait prévenu par ce traité une guerre non moins dangereuse que celle qu'il avait terminée presque en même temps par le traité de Lodi, était alors parvenu à une extrême vieillesse. François Foscari occupait cette première dignité de l'état dès le 15 avril 1423. Quoiqu'il fût déja âgé de plus de cinquante-un ans à l'époque de son élection, il était cependant le plus jeune des quarante-un électeurs. Il avait eu beaucoup de peine à parvenir au rang qu'il convoiLa foule qui s'ouvrait sur son passage, et qui avait tait, et son élection avait été conduite avec beaucoup peut-être desiré sa mort, était, émue de respect et d'at-d'adresse. Pendant plusieurs tours de scrutin ses amis tendrissement. Rentré dans sa maison, il recommanda les plus zélés s'étaient abstenus de lui donner leur sufà sa famille d'oublier les injures de ses ennemis. Per-frage, pour que les autres ne le considérassent pas comme sonne dans les divers corps de l'état ne se crut en droit un concurrent redoutable. Le conseil des dix craignait de s'étonner, qu'un prince inamovible eût été déposé sans son crédit parmi la noblesse pauvre, parcequ'il avait qu'on lui reprochât rien; que l'état eùt perdu son chef, è l'insa du sénat, et du corps souverain lui-même. Le peuple seul laissa échapper quelques regrets: une pro

1 Ce décret est rapporté textuellement dans la notice. 2 La notice rapporte aussi ce décret.

3 On lit dans la notice ces propre mots : "Se fosse stato in uro potere volentieri lo avrebbero restituito "

cherché à se la rendre favorable, tandis qu'il était pro
curateur de Saint-Marc, en faisant employer plus de
trente mille ducats à doter des jeunes filles de bonne
1 Hist. di Venitia, di Paolo Morosini, lib. 23.
2 Hist. di Pietro Justiniani, lib. 8.

3 Hist. d'Egnatio, lib. 6. cap. 7.

4 Ce décret est du 25 Octobre, 1458. La notice le rapport, 5 Marin Sanuto, Vite de' Duchi di Venezia, p. 967

maison, ou à établir des jeunes gentilshommes. On affreux tourmens, sans réussir à en tirer aucune concraignait encore sa nombreuse famille, car alors il était fession. Malgré sa dénégation, le conseil des dix le père de quatre enfans, et marié de nouveau; enfin on condamna à être transporté à la Canée, et accorda une redoutait son ambition et son goût pour la guerre. L'opi- récompense à son délateur. Mais les horribles douleurs nion que ses adversaires s'étaient formée de lui fut véri- que Jacob Foscari avait éprouvées, avaient troublé sa fiée par les événemens; pendant trente-quatre ans que raison; ses persécuteurs, touchés de ce dernier malheur, Foscari fut à la tête de la république, elle ne cessa point permirent qu'on le ramenât à Venise le 26 mai 1451. de combattre. Si les hostilités étaient suspendues du- Il embrassa son père, il puisa dans ses exhortations rant quelques mois, c'était pour recommencer bientôt quelque courage et quelque calme, et il fut reconduit avec plus de vigueur. Ce fut l'époque où Venise étendit immédiatement à la Canée.' Sur ces entrefaites, Nico son empire sur Brescia, Bergame, Ravenne, et Crême, las Erizzo, homme déja noté pour un précédent crime, où elle fonda sa domination de Lombardie, et parut confessa, en mourant, que c'était lui qui avoit tué Alsans cesse sur le point d'asservir toute cette province. moro Donato.2 Profond, courageux, inébranlable, Foscari communiqua aux conseils son propre caractère, et ses talens lui firent obtenir plus d'influence sur la république, que n'avaient exercé la plupart de ses prédécesseurs. Mais si son ambition avait eu pour but l'agrandissement de sa famille, elle fut cruellement trompée: trois de ses fils moururent dans les huit années qui suivirent son élection: le quatrième, Jacob, par lequel la maison Foscari s'est perpétuée, fut victime de la jalousie du conseil des dix, et empoisonna par ses malheurs les jours de son père.'

En vain Jacob Foscari, obligé de se présenter chaque

Le malheureux doge, François Foscari, avait déja cherché, à plusieurs reprises, à abdiquer une dignité si funeste à lui-même et à sa famille. Il lui semblait que, redescendu au rang de simple citoyen, comme il n'inspirerait plus de crainte ou de jalousie, on n'accablerait plus son fils par ces effroyables persécutions. Abattu par la mort de ses premiers enfans, il avoit vou lu, dès le 26 juin, 1433, déposer une dignité, durant l'exercice de laquelle sa patrie avait été tourmentée par la guerre, par la peste, et par des malheurs de tout En effet, le conseil des dix, redoublant de défiance genre. Il renouvela cette proposition après les jugeenvers le chef de l'état, lorsqu'il le voyait plus fort par mens rendus contre son fils; mais le conseil des dix le ses talens et sa popularité, veillait sans cesse sur Fos-retenait forcément sur le trône, comme il retenait son cari, pour le punir de son crédit et de sa gloire. Au fils dans les fers. mois de février 1445, Michel Bevilacqua, Florentin, exilé à Venise, accusa en secret Jacques Foscari auprès jour au gouverneur de la Canée, réclamait contre l'indes inquisiteurs d'état, d'avoir reçu du duc Philippe justice de sa dernière sentence, sur laquelle la confession Visconti, des présens d'argent et de joyaux, par les d'Erizzo ne laissait plus de doutes. En vain il demanmains des gens de sa maison. Telle était l'odieuse dait grâce au farouche conseil des dix; il ne pouvait procédure adoptée à Venise, que sur cette accusation obtenir aucune réponse. Le desir de revoir son père et secréte, le fils du doge, du représentant de la majesté sa mère, arrivés tous deux au dernier terme de la vieilde la république, fut mise à la torture. On lui arracha lesse, le desir de revoir une patrie dont la cruauté ne par l'estrapade l'aveu des charges portées contre lui; méritait pas un si tendre amour, se changèrent en lui il fut relégué pour le reste de ses jours à Napoli de Ro- en une vraie fureur. Ne pouvant retourner à Venise manie, avec obligation de se présenter chaque matin au pour y vivre libre, il voulut du moins y aller chercher commandant de la place. Cependant, le vaisseau qui un supplice. Il écrivit au duc de Milan à la fin de mai le portait ayant touché à Trieste, Jacob, griévement 1456, pour implorer sa protection auprès du sénat: et malade des suites de la torture, et plus encore de l'hu-sachant qu'une telle lettre serait considérée comme un iniliation qu'il avait éprouvée, demanda en grace au crime, il l'exposa lui-même dans un lieu où il était sûr conseil des dix de n'être pas envoyé plus loin. Il obtint qu'elle serait saisie par les espions qui l'entouraient. cette faveur, par une délibération du 28 décembre 1446; En effet, la lettre étant déférée au conseil des dix, on il fut rappelé à Trévise, et il eut la liberté d'habiter tout l'envoya chercher aussitôt, et il fut reconduit à Venise le Trévisan indifféremment.3 le 19 juillet 1456.4

Il vivait en paix à Trévise; et la fil de Léonard Con- Jacob Foscari ne nia point зa lettre, il raconta en tarini, qu'il avait épousée le 10 février 1441, était venue même temps dans quel but il l'avait écrite, et comment le joindre dans son exil, lorsque, le 5 novembre 1450, il l'avait fait tomber entre les mains de son délateur. Almoro Donato, chef du conseil des dix, fut assassiné. Malgré ces aveux, Foscari fut remis à la torture, et on Les deux autres inquisiteurs d'état, Triadano Gritti et lui donna trente tours d'estrapade, pour voir s'il confir Antonio Venieri, portèrent leur soupçons sur Jacob merait ensuite ses dépositions. Quand on le détacha Foscari, parcequ'un domestique à lui, nommé Olivier, de la corde, on le trouva déchiré par ces horribles seavait été vu ce soir-là même à Venise, et avait des pre-cousses. Les juges permirent alors à son père, à sa miers donné la nouvelle de cet assassinat. Olivier fut mère, à sa femme, et à ses fils, d'aller le voir dans sa mis à la torture, mais il nia jusqu'à la fin, avec un cour-prison. Le vieux Foscari, appuyé sur son bâton, ne se age inébranlable, le crime dont on l'accusait, quoique traina qu'avec peine dans la chambre où son fils unique ses juges eussent la barbarie de lui faire donner jusqu'à était pansé de ses blessures. Ce fils demandait encore quatre-vingt tours d'estrapade. Cependant, comme la grace de mourir dans sa maison.-" Retourne à ton Jacob Foscari avait de puissans motifs d'inimitié contre exil, mon fils, puisque ta patrie l'ordonne," lui dit le le conseil des dix qui l'avait condamné, et qui témoignait doge, "et soumets-toi à sa volonté." Mais en rentrant de la haine au doge son père, on essaya de mettre à son our Jacob à la torture, et l'on prolongea contre lui ces

1 Marin Sanato, p. 968.

2 Toid p. 962.

3 Ibid. Vite, p. 1123.

1 Marin Sanuto, p. 1138.-M. Ant. Sabellico Deca IIL L. IV. f. 187.

2 Ibid. 1139.
3 Ibid. p. 1032.

4 Ibid. p. 1162.

dans son palais, ce malheureux vieillard s'évanouit, fit publier une défense de parler de cette révolution, épuisé par la violence qu'il s'était faite. Jacob devait sous peine d'être traduit devant les inquisiteurs d'état. encore passer une année en prison à la Canée, avant Le 20 octobre, Pasqual Malipieri, procurateur de Saintqu'on lui rendit la même liberté limitée à laquelle il Marc, fut élu pour successeur de Foscari; celui-ci n'eut était réduit avant cet événement; mais à peine fut-i! pas néanmoins l'humiliation de vivre sujet, là où il debarqué sur cette terre d'exil, quil y mourut de dou-avait régné. En entendant le son des cloches, qui sonleur.

naient en actions de grace pour cette élection, il mourut subitement d'une hémorragie causée par une veine qui s'éclata dans sa poitrine.'

Dès-lors, et pendant quinze mois, le vieux doge accablé d'années et de chagrins, ne recouvra plus la force de son corps ou celle de son âme; il n'assistait plus à aucun des conseils, et il ne pouvait plus remplir aucune des fonctions de sa dignité. Il était entré dans sa "LE doge, blessé de trouver constamment un contraquatre-vingt-sixième année, et si le conseil des dix avait dicteur et un censeur si amer dans son frère, lui dit un été susceptible de quelque pitié, il aurait attendu en jour en plein conseil: Messire Augustin, vous faites silence la fin, sans doute prochaine, d'une carrière mar-tout votre possible pour hâter ma mort; vous vous flatquée part tant de gloire et tant de malheurs. Mais le tez de me succéder; mais si les autres vous connaissent chef du conseil des dix était alors Jacques Loredano, aussi bien que je vous connais, ils n'auront garde de fils de Marc, et neveu de Pierre, le grand amiral, qui vous élire.' Là dessus il se leva, ému de colère, rentra toute leur vie avaient été les ennemis acharnés du vieux dans son appartement, et mourut quelques jours après. doge. Ils avaient transmis leur haine à leurs enfants, Ce frère contre lequel il s'était emporté fut précisément et cette vieille rancune n'était pas encore satisfaite. Ale successeur qu'on lui donna. C'était un mérite dont l'instigation de Loredano, Jérôme Barbarigo, inquisi-on aimait à tenir compte, surtout à un parent, de s'être teur d'état, proposa au conseil des dix, au mois d'oc-mis en opposition avec le chef de la république."2 Daru, tobre 1457, de soumettre Foscari à une nouvelle humi- Histoire de Venise, vol. ii. sec. xi. p. 533. liation. Dés que ce magistrat ne pouvait plus remplir

ses fonctions, Barbarigo demanda qu'on nommât un IN Lady Morgan's fearless and excellent work upon autre doge. Le conseil, qui avait refusé par deux fois " Italy," I perceive the expression of "Rome of the l'abdication de Foscari, parceque la constitution ne Ocean" applied to Venice. The same phrase occurs in pouvait la permettre, hésita avant de se mettre en con- the "Two Foscari." My publisher can vouch for me tradiction avec ses propres décrets. Les discussions that the tragedy was written and sent to England some dans le conseil et la junte se prolongérent pendant huit time before I had seen Lady Morgan's work, which I jours, jusque fort avant dans la nuit. Cependant, on only received on the 16th of August. I hasten, however, fit entrer dans l'assemblée Marco Foscari, procurateur to notice the coincidence, and to yield the originality of de Saint-Marc, et frère du doge, pour qu'il fût lié par the phrase to her who first placed it before the public. le redoutable serment du secret, et qu'il ne pût arrêter I am the more anxious to do this, as I am informed (for les mesures de ses ennemis. Enfin, le conseil se rendit I have seen but few of the specimens, and those accidentauprès du doge, et lui demanda d'abdiquer volontaire-ally) that there have been lately brought against me ment un emploi qu'il ne pouvait plus exercer. "J'ai charges of plagiarism. I have also had an anonymous juré" répondit le vieillard, "de remplir jusqu'à ma sort of threatening intimation of the same kind, appamort, selon mon honneur et ma conscience, les fonc-rently with the intent of extorting money. To such tions auxquelles ma patrie m'a appelé. Je ne puis me charges I have no answer to make. One of them is ludélier moi-même de mon serment; qu'un ordre des con- dicrous enough. I am reproached for having formed seils dispose de moi, je m'y soumettrai, mais je ne le the description of a shipwreck in verse from the narradevancerai pas." Alors une nouvelle délibération du tives of many actual shipwrecks in prose, selecting such conseil délia François Foscari de son serment ducal, lui materials as were most striking. Gibbon makes it a assura une pension de deux mille ducats pour le reste merit in Tasso "to have copied the minutest details of the de sa vie, et lui ordonna d'évacuer en trois jours le siege of Jerusalem from the Chronicles." In me it may palais, et de deposer les ornemens de sa dignité. Le be a demerit, I presume; let it remain so. Whilst I have doge ayant remarqué parmi les conseillers qui lui por- been occupied in defending Pope's character, the lower terent cet ordre, un chef de la quarantie qu'il ne con- orders of Grub-street appear to have been assailing mine: naissait pas, demanda son nom: "Je suis le fils de Marco this is as it should be, both in them and in me. One of Memmo," lui dit le conseiller-"Ah! ton père était the accusations in the nameless epistle alluded to is still mon ami," lui dit le vieux doge, en soupirant. Il donna more.laughable: it states seriously that I "received five aussitôt des ordres pour qu'on transportât ses effets hundred pounds for writing advertisements for Day dans une maison à lui; et le lendemain, 23 octobre, on and Martin's patent blacking!" This is the highest le vit, se soutenant à peine, et appuyé sur son vieux compliment to my literary powers which I ever received. frére, redescendre ces mêmes escaliers sur lesquels, It states also "that a person has been trying to make trente-quatre ans auparavant, on l'avait vu installé avec tant de pompe, et traverser ces mêmes salles où la répubique avait reçu ses sermens. Le peuple entier parut indigné de tant de dureté exercée contre un vieillard qu'il respectait et qu'il aimait; mais le conseil des dix

1 Marin Sanuto, p. 1163.-Navagiero Stor. Venez. p. 1118. 2 Vettor Sandi Storia civile di Veneziana, P. II. L. VIII. p. 715. p. 717

1 Marin Sanuto, Vite de' Duchi di Venezia, p. 1164 -Soldo Istoria Bresciana, T. XXI. p. 891.-Navigero Storia Chronicum Eugubinum, T. XXI. p. 992.-Christoforo da Veneziana, T. XXIII. p. 1120.-M. A. Sabellico. Doca II. L. VIII, f. 201

2 The Venetians appear to have had a particular tarn for breaking the hearts of their Doges; the above is another instance of the kind in the Doge Marco Barbarigo; he was suc ceeded by his brother Agostino Barbarigo, whose chief meris is above-mentioned.

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