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CHAPITRE XXVII.

De la littérature savante et de la littérature romane au moyen âge.

Deux littératures ont ainsi partagé et rempli ·le moyen âge : l'une, naïve, populaire, brillante; l'autre, ancienne, savante, grave. De ces deux littératures, cependant, la première est née et s'est épuisée en moins de quatre siècles; la seconde, plus vieille de quinze siècles, lui a survécu. Doit-elle cette fortune au hasard? Cet empire de l'antiquité classique est-il légitime ou usurpé? Pour bien juger cette question, il faut la reprendre à son origine.

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Nous avons vu, au cinquième siècle, la langue latine, idiomne des vaincus, résister à la langue des vainqueurs, et plus tard l'étouffer c'était là un heureux et nécessaire triomphe de la civilisation sur la barbarie. Nonseulement l'idiome romain, mais l'administration, les mœurs, les lois romaines, se soutinrent sous la domination franque toute la : première race, la race mérovingienne, fut une continuation de l'empire, qui se déplaça et ne

périt point. Les évêques gaulois tempérèrent, par l'ascendant religieux, la violence de l'invasion, et, sous leur influence sainte et patriotique, la population gallo-romaine conserva, à côté de la population franque, sa langue, ses mœurs, ses priviléges. La race carlovingienne essaie un moment de faire triompher l'influence germanique; mais bientôt, elle aussi, elle cède à l'influence romaine, qui, même sous Charlemagne, domina. Plus tard, le démembrement de l'empire de Charlemagne, en rendant à euxmêmes des peuples réunis contre leur génie, replaça la société gauloise, et avec elle l'idiome romain, au rang d'où l'avait fait descendre la conquête. L'avénement de Hugues Capet fut le triomphe définitif de la race du sol, de la race gauloise, sur la race germanique ou conquérante alors seulement il y eut et il pouvait y avoir une langue française. Jusque - là le latin n'avait pas seulement été un heureux supplément, mais une nécessité; comme la société gallo-romaine, il avait dû à sa supériorité de se conserver sous la conquête.

Voyez, en effet, où était, du cinquième au dixième siècle, ce qui restait d'autorité dans -l'esprit humain; pour le trouver, il le faut demander aux chroniques, aux légendes, en un -mot, à toute la littérature ancienne et reli

gieuse de la société gallo - romaine. Au douzième siècle, l'ignorance féodale s'est un peu dissipée; elle essaie un idiome nouveau, dont le latin fait encore les frais. Quelles sont les productions de cette littérature nouvelle? des romans, quelques poésies ingénieuses, mais vides : fruits brillans et éphémères, et seuls fruits qu'elle pût produire.

Que représente, en effet, cette littérature? La chevalerie avec ses enchantemens, ses fêtes, ses tournois, ses grands coups d'épée, ses exploits merveilleux, en un mot, toute la vie féodale. Mais, épisode brillant jeté au milieu du drame confus et grossier du moyen âge, la chevalerie devait périr avec lui. La langue et la poésie du moyen âge ne pouvaient donc survivre à la chevalerie, dont elles avaient été l'expression; nées avec elle, elles n'eurent pas d'autres inspirations, elles ne pouvaient avoir une autre destinée.

Telle n'est point la littérature classique. Son œuvre, à elle, avait commencé bien avant le moyen âge et devait se continuer long-temps après; car cette œuvre n'était autre que la lutte et le triomphe progressif de la liberté contre le despotisme, de l'esprit contre la matière : lutte courageusement soutenue en présence de la féodalité par la puissance ponti

ficale, en présence et au sein même de la théologie par la scolastique. Le seul bienfait de la féodalité avait été de relever, par le sentiment fortement prononcé de l'individualité, la dignité humaine long-temps courbée sous l'esclavage antique. Mais ce sentiment, qui pouvait et devait un jour servir à l'affranchissement du genre humain, ne servait alors qu'à un petit nombre d'hommes contre l'espèce entière; d'ailleurs, utile alors, il devenait plus tard dangereux.

A la littérature savante appartenait donc l'avenir. Elle s'exerçait sur des idées qui devaient être immortelles; elle nourrissait, elle enfantait cette unité de pensées et de croyances qui contenait l'Europe moderne. Aussi, malgré sa forme antique, quelquefois rebutante, elle a étouffé la littérature romane, jeune, vive, séduisante, d'une apparence plus belle, mais à qui manquait un principe fécond de vie. Ce n'est pas, en effet, un caprice, un préjugé, un vieux respect du nom et du langage romain, qui ont fait de la langue latine l'occupation, l'exercice, l'instrument du moyen âge; c'est la nécessité qui l'a maintenue au milieu de la confusion des dialectes. Il fallait un langage entendu de tous, et dans la variété des peuples, un lien commun, symbole de l'unité re

ligieuse qui les dominait. Or, bien que mutilée, appauvrie, défigurée, la langue latine se trouvait suffire aux besoins de l'intelligence son empire fut donc un empire légitime. Maintenue par la liturgie, comme dépôt de la science, comme idiome sacré et inviolable, elle sauva la civilisation. La suprématie de Rome pontificale lui donna un autre caractère de durée et d'étendue; elle en fit une seconde fois une langue diplomatique, destinée, comme la première, à porter dans l'univers les ordres de la ville éternelle. Cette supériorité, du reste, la langue latine ne la devait pas seulement à une nécessité politique; elle la devait aussi à elle-même, à sa pompe majestueuse, à son caractère grave, si bien assorti au caractère pieux du moyen âge, à ses accens marqués, à ses fortes expressions, à sa religieuse harmonie.

Que seraient devenues, sans la langue latine, l'histoire, la philosophie, l'éloquence 1? Sans Abailard nous n'aurions pas Rousseau, et Anselme a préparé Descartes. La littérature savante a sauvé la liberté politique par la liberté

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Cum linguarum cognitio et mathematicæ est maximè necessaria studio latinorum, et fuit præcise in usu sanctorum et omnium sapientum antiquorum, nos moderni negligimus, adnihilamus et reprobamus, quia ista et eorum utilitatem nescimus. (Opus majus, p. 1, c. 1.)

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