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Or on demande, non pas s'il est essentiel au Poëte, mais s'il ne lui eft pas nuifible? Question qui sera bientôt refolue, fi l'on veut s'entendre et le concilier.

Ce n'eft qu'après une étude refléchie de la nature, et hors de nous, et en nous mèmes, de fes loix dans le physique, de les principes dans le moral, qu'on peut le livrer au talent de la peindre. Il y a un esprit, quel qu'il foit, qui combine et difpofe les refforts de -Péloquence, qui choifit et place le modéle fous les yeux de la Poëfie, et qui marque à l'une et à l''autre l'endroit du coeur où elle doit frapper. Je parle de l'éloquence et de la Poëfie, et dans ces deux classes je comprends tous les talens littéraires; car tout le reduit à peindre et à perfuader, à nous pénétrer de ce qui se paffe au dehors, et à rendre fenfible au dehors ce qui Le passe au dedans de nous-mêmes. Or cet efprit lumineux et fage qui puise dans la nature les régles et les moyens de l'art, eft le même qui préfide à la faine Philofophie.

L'efprit philofophique, l'esprit poëtique, l'esprit oratoire ne font qu'un: c'est le bon efprit, qui prend les directions différentes felon le but qu'il fe propose. Craindre qu'il n'égare le Poëte dans les efpaces de la métaphyfique, ou qu'il ne le mene à pas comptés dans l'etroit fentier du Dialectitien, c'eft fuppofer faux cet efprit dont la juftesse fait l'effence.

On a peur que cette jufteffe rigoureuse ne mette le génie à l'étroit. Je ne connois pourtant pas un feul morceau de Poëfie digne d'être cité, où les penfées ne foient juftes dans la plus exacte rigueur: je dis juftes, dans leurs rapports avec les moeurs, les opinions, les deffeins de celui qui parle: verité relative très indépendante de la verité abfolue, dont il ne faut jamais s'occuper.

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Et pourquoi feroit-il plus difficile en Poëfie de penser jufte que de penfer faux? L'harmonie et le coloris fe refufent-ils à l'expreffion des idées qui font d'accord avec elles-mêmes? conduits par un efprit févére, l'imagination et le fentiment ne peuvent plus s'abandonner au caprice d'un faux enthousiasine, je l'avoue; et tant mieux pour la Poëlie, où rien n'est beau que le vrai. ,, L'Art, dit le Taffe, n'eft que la prudence même; "et il en eft des loix de la raifon comme de celles dont Platon a dit; „Ce ne font pas des chaînes „, qui nous élevent aux cieux." N'obéir qu'à de juftes loix, c'est la liberté du génie.

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L'imagination eft cette faculté de l'ame qui rend les objets préfens à la penfée. Elle fuppofe dans l'entendement une appréhension vive et tenace, et la docilité la plus prompte à reproduire ce qu'il a reçu. Quand l'imagination ne fait que retracer les objets qui ont frappé les fens, elle ne differe de la mémoire que par la vivacité des couleurs. Quand de l'assemblage des traits que la mémoire a recueillis, l'imagination compofe elle-même des tableaux dont l'enfemble n'a point de modéle dans la nature, elle devient créatrice, et c'eft alors qu'elle appartient au génie.

Il eft peu d'hommes en qui la réminifcence des objets fenfibles ne devienne, par la réflexion, par la contention de l'efprit, affez vive, affez détaillée pour fervir de modele à la Poefie. Les enfans mêmes ont la faculté de le faire une image frappante, non-feulement de ce qu'ils ont vu, mais de ce qu'ils ont oui dire d'intérellant, de pathétique. Tous les hommes paffiones fe peignent avec chaleur les objets relatifs au fentiment qui les occupe. La méditation dans le Poëte peut opérer les mèmes effets: c'eft elle qui couve les idées et les difpofe à la fécondité; et quand il peint foiblement, vaguement, confu

fement,

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fément, c'eft le plus fouvent pour n'avoir pas donné à fon objet toute l'attention qu'il exige.

Vous avez à peindre un vaisseau battu par la tempête, et fur le point de faire naufrage. D'abord ce tableau ne se présente à vôtre pensée que dans un lointain qui l'efface; mais voulez-vous qu'il vous foit plus present? Parcourez des yeux de l'efprit les parties qui le compofent: dans l'air, dans les eaux, dans le vaiffeau même, voyez ce qui doit fe paffer. Dans l'air, des vents mutinés qui se combattent, des nuages qui éclipfent le jour, qui se choquènt, qui se confondent, et qui de leurs flancs fillonnés d'éclairs, vomiffent la foudre, avec un bruit horrible. Dans les eaux, les vagues écumantes qui s'elevent jusqu'aux nues, des lames polies comine des glaces, qui réfléchiffent les feux du ciel, des montagnes d'eau fufpendues fur les abîmes qui les féparent, ces abìmes, où le vaiffeau paroît s'engloutir, et d'où il s'élance fur la cime des flots. Vers la terre, des rochers aigus où la mer va fe brifer en mugillant, et qui préfentent aux yeux des Nochers les débris récents d'un naufrage, augure effrayant de leur fort.. Dans le vaisseau, les antennes qui fléchiffent fous l'effort des voiles, les mâts qui crient et fe rompent, les flancs même du vaiffeau qui gemiffent battus, par les vagues et menacent de s'entrouvrir; un Pilote éperdu dont l'art épuifé fuccombe et fait place au defespoir; des Matelots accablés d'un travail inutile, et qui fus-, pendus aux cordages, demandent au ciel avec des cris lamentables de feconder leurs derniers efforts; un héros qui les encourage et qui tàche de leur inspirer la confiance qui n'a plus. Voulez-vous rendre ce tableau plus touchant et plus terrible encore? Suppofez dans le vaiffeau un pére avec fon fils unique, des époux, des amans qui s'adorent, qui s'embraffent, et qui fe difent, nous allons perin. Il depend de vous de faire de ce

vaisseau le théatre des paffions, et de mouvoir avec cette machine tous les refforts les plus puiffans de la terreur et de la pitié. Pour cela il n'eft pas befoin d'une imagination bien féconde; il fuffit de réfléchir aux circonstances d'une tempête, pour y trouver ce que je viens d'y voir. Ilen eft de même de tous les tableaux dont les objets tombent fous les fens: plus on y réfléchit, plus ils fe développent. Il eft vrai qu'il faut avoir le talent de rapprocher les circonstances, et de raffembler des détails qui font épars dans le souvenir; mais dans la contention de l'esprit la mémoire rapporte comme d'elle-même ces matériaux qu'elle a recueillis; et chacun peut fe convaincre, s'il veut s'en donner la peine, que l'imagination dans la Phyfique eft un talent qu'on a sans le savoir.

Il arrive même, comme elle abonde, qu'on en abufe quelquefois. C'eft manquer de goût que de vouloir tout peindre. Il eft des objets qu'il ne faut qu'indiquer; et c'est un art affez difficile que celui de rendre son objet fenfible par des traits qui, quoique détachés, faffent l'impreffion de l'ensemble. Les peintres employent cette maniere pour les objets vûs de loin; les Poëtes doivent l' employer dans le paffage d'un tableau à un autre, et dans les faits peu intéressans fur lesquels l'efprit veut glisser: j'observerai même en gé. néral que les peintures du Poëte dans le Physique ne font que des esquiffes que nous finiffons nous-mêmes en lifant.

Je ne confonds pas avec l'imagination un don plus précieux encore, celui de s'oublier foi-même, de se mettre à la place du perfonnage que l'on veut peindre, d'en revêtir le caractere, d'en prendre les inclinations, les intérêts, les fentimens; de le faire agir comme il agiroit, et de s'exprimer fous fon nom comme il s'exprimeroit lui-mème. Ce talent de difpofer de foi differe autant de l'imagination que les affections

intimes de l'ame different de l'impreffion, faite fur les fens. Il veut être cultivé par le commerce des hommes, par l'étude de la nature et des modeles de l'Art: c'est l'exercice de toute la vie, encore n'eft-ce point affez. Il fuppofe de plus une fenfibilité, une foupleffe, une activité dans l'ame que la nature feule peut dón. `ner. Il n'eft pas befoin, comine on le croit, d'avoir éprouvé les paffions pour les rendre, mais il faut avoir dans le coeur ce principe d'activité qui en est le germe comme il est celui du génie. Auffi entre mille Poëtes qui favent peindre ce qui frappe les yeux, à peine s'en trouve-t-il un qui fache développer ce qui fe passe au fond d'ame. La plupart connoiflent affez la Nature pour avoir imaginé, comme Racine, de faire exiger d'Orefte par Hermione qu'il immolat Pyrrhus à l'autel; mais quel autre qu'un homme de génie auroit conçu ce retour fi naturel et fi fublime?

Pourquoi l'affaffiner? qu'a-t-il fait ? à quel titre ? T Qui te l'a dit?

Les allarmes de Mérope fur le fort d'Egifte, fa douleur, fon defespoir à la nouvelle de fa mort, la révolution qui fe fait en elle en le reconnoissant, font des mouvemens que la Nature indique à tout le monde; mais ce retour fi vrai, fi pathétique,

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,,Je ferois mere encore sans toi, fans ta fureur.

cet égarement où l'excès du péril etouffe la crainte dans l'ame d'une mere éperdue,

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,, Eh bien, cet étranger, c'eft mon fils, c'est mon fang.

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Ces traits, dis-je, ne fe préfentent qu'à un Poëte qui eft devenu Mérope par la force de l'illufion. Il en est de même du Qu'il mourût du vieil Horace, et de tons ces mouvemens fublimes dans leur fimplicité, qui fem-' blent, quand ils font placés, ètre venus s'offrir d'eux

mêmes.

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