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SOPHILE,

OU

DE LA PHILOSOPHIE.

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Sophile et Eutyphron.

Sophile. Oh, que la philosophie est une bonne chose! Eutyph. Comment donc?

S. Comment? parce qu'elle fait connoître la vérité, qu'elle nous délivre des préjugés, et qu'elle fait voir les bornes précises de nos connoillances.

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E. Je l'avoue; mais elle eft belle encore, parce qu'elle rend l'Univers et nous-mêmes plus riches; elle fait voir des terres inconnues, d'une étendue immense.

S. Pour vos terres inconnues, mon Ami, ce font des espaces imaginaires; croyez-moi. La Philofophie n'eft précisément belle et bonne que parce qu'elle détruit ces fables. Sa bafe inébranlable eft. l'expérience, et au-delà il n'y a point de vérité.

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E. Nous fonies d'accord. Une Philosophie, fondée fur l'expérience, eft fans contredit la seule bonne; mais combien d'efpeces d'expériences n'y a-t-il pas!

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S. Je n'en connois qu'une feule efpece: c'est l'experience par nos cinq fens. En favez-vous d'autres?

E. A vous dire la pure vérité, il y eut un temps où je fus précisément de la même opinion; mais j'ai bien changé depuis. Je fuis tellement changé, que lorsque je pense à ma petitesse d'alors, j'en fuis hon

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S. Affurement je vous félicite de votre grandeur présente; mais n'eft il pas permis d'examiner la folidité de l'échelle, le long de laquelle vous êtes monté fi prodigieufement haut, que vous voilà tout météore." Qui vous a fait cette échelle ?

E. Je me la fuis faite moi-même; et je fuis bien perfuadé, que tous les hommes, qui réflechiffent font en état de s'en faire une pareille. Mais proprement ce n'eft pas une échelle. Savez-vous comment les araignées paffent de larges rivieres avec comunodité?

S: Je ne m'en fouviens pas.

E. Elles ont dans le ventricule un fluide extrêmement délié. Elles pouffent ce fluide à travers deux petits trous, avec un effort prodigieux. Auffitôt que le fluide touche à l'air, il fe condenfe, devient fil, et 'emporté par le vent il s'attache à quelque arbre lointain de l'autre coté de la riviere. Voilà l'échelle faite. Mon araignée paffe avec fécurité, obferve tout ce qui fe trouve en fon passage, et mange des mouches, et des éphémeres, dont elle n'avoit aucune idée auparavant. Plus ce fluide eft pur, délié, et approchant de l'esprit éthéré, plus le fil peut être long, et s'attacher par un vent propice à la cime des plus hautes mon、 tagnes.

S. Mais que fait ici ce fil de l'araignée? Vous y fiez-vous mon pauvre Eutyphron?

E. Ce liquide de l'araignée eft le bon fens, ou le fens commun, dont tous les hommes ont quelque dofe grande ou petite. S'il est bien délié, bien pur et bien conditionné, et qu'on le pouffe avec effort, il fe con, dense et devient un fil très-long et très - folide, qui s'attache foit par les circonftances, ou par la direction qu'on lui donne, aux vérités les plus éloignées,

S. Point de Poéfie ni de fables en Philofophie, mon ami; je vous en prie. Il faut du fimple. Je vous dis, et je vous répete, qu'il n'y a pas de vérité au-delà de l'experience de nos fens; en un mot qu'il n'y a que de la matiere. Avez-vous quelque chofe contre 'cette assertion? dites-le moi, mais foyez clair et bref.

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E. Affurément, j'ai beaucoup à objecter contre cette affertion, puisqu'au moins il y a du mouvement

encore,

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S. Mais oui; il y a matiere et mouvement; car le mouvement n'eft qu'une modification de la matiere. Or je dis, que rien au monde ne fauroit venir de rien; qu'aucune chose ne fauroit être réduite à rien; que la matiere eft; que par conféquent, elle a été toujours; qu'elle fera toujours; et que les changemens que nous voyons ne font que les apparences des différentes dispofitions des particules de la matiere, qui changent à tout instant par le mouvement continuel; enfin je dis, qu'il n'y a que de la matiere. Si vous pouvez me faire voir, entendre, toucher, flairer quelque autre chofe que de la matiere, vous me ferez grand plaifir. Voilà ma confeffion de foi,

E. Mon cher Sophile, cela eft bien précis, je l'avoue: mais avez-vous lu beaucoup de livres où ce fyftème foit foutenu?

S. Oui vraiment.

i E. Avez-vous lu beaucoup de livres qui difens exactement le contraire.

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E. Vous croyez cependant qu'il y en a beaucoup?

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S. Soit; mais je fuis déjà convaincu de la vérité par les premiers.

E. Et moi je le fuis par les derniers. Il faut donc abfolument, que l'un de nous deux ait tort; ou bien que tous les deux nous foyons dans l'errenr. S. Cela eft certain.

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E. Ainfi mon cher Sophile, fi nous aspirons à la vérité, jettons ces livres qui fe contredifent. La Philofophie n'a été apportée sur la terre ni par Minerve, ni par les Sépharins. Le premier Philofophe fut homme: par conféquent la Philofophie eft dans l'hoinine. -Nous fomines hommes: cherchons donc hardiment la Philofophie dans nous-mêmes. Pouflons ce fil dont j'ai parlé; il s'attachera furement à des vérités quel conques; et par ce moyen nous allons parcourir l'Univers fans danger. Le fil du bon fens ne fauroit rompre. Commençons par être neutres, et libres de tout préjugé. Pour moi qu'au bout de mes recherches je m'appelle du nom de telle ou telle fecte, cela m' eft indifférent; pourvu que je connoiffe la vérité. J'avoue cependant que j'eprouverai un moment de trifteffe, Ᏺ nous venons à découvrir, qu'après cette vie je ne tiendrai plus à l'Univers dont je fais partie aujourd'hui, que je ferai anéanti enfin: mais je préfere la vérité à tout; et fans elle il ne peut y avoir de bonheur réel. Car fuppofons que j'euffe l'idée d'un mêts exquis dont l'existence fùt impoffible, ce ne feroit pas un malheur d'apprendre l'impoffibilité d'en goûter, parce qu'il eft impoffible qu'il exifte.

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S. Mais pourquoi voulez vous que nous jetions les livres, et que nous renoncions à des vérités que nous avons déjà acquifes par le travail de tant de fiecles?

E.

E. En jetant les livres, je ne veux pas jeter les vérités qu'ils contiennent. Les vérités réelles se retrouveront bien vite dans nos recherches. Une vérité ifolée, eft inaltérable. Les hommes ne peuvent abufer d'une vérité ifolée; mais ils en abusent dans l'emplacement, dans la compofition des vérités: et c'eft l'ouvrage de l'efprit. L'homme, n'étant pas fait pour les connoître toutes, fon efprit prend un certain nombre des vérités, les rapproche autant qu'il lui eft poffible, les lie par des rapports probables quelconques, et les place, l'une à l'égard de l'autre, de la façon qui lui paroît faire le plus beau total; et voilà, ce qu'on appelle un système. Il eft évident que de cette façon il peut y avoir autant de fyftêmes de Philofophie, que l'efprit pourra faire d'emplacemens differents et de compositions différentes de vérités; et que le vrai fyftême feroit là, où toutes les vérités feroient liées étroitement ensemble par d'autres vérités intermédiaires, et ne feroient qu'une feule vérité. Tous les fyftèmes de Philofophie que les hommes ont forgés jusqu'ici, ne font que des assemblages gratuits, qui ont plu à tel individu ou à fa fecte. Si les vérités étoient toutes l'une à côté de l'autre Tans intervalles, on fauroit, on connoîtroit; mais on ne disputeroit pas. Il n'y a que deux Philofophies au monde où les vérités le tiennent, et que l'efprit n' abàtardit pas; c'eft la Socratique, et la Neutonienne. La derniere, je l'avoue, ne mérite pas le nom de Lystème de Philofophie, puisque elle n'en fait qu'une branche très-petite, n'embrassant uniquement que la Méchanique, en tant qu'elle eft applicable à la pure Géométrie. Mais pour la Socratique, tout est de fon reffort. Socrate feul, Socrate, qui feroit croire que l'homine reflemble à Dieu, prècha la Phi

lofo

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