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MARC-AURÈLE.1·

MESDAMES ET MESSIEURS: J'ai accepté avec grande joie de venir échanger quelques idées avec vous. Je suis Breton de France; or, de toutes les races, la race bretonne est peut-être celle qui a pris la religion le plus au sérieux. Même quand le progrès de la réflexion nous a montré que quelques articles sont à modifier dans la liste des choses que nous avions d'abord tenues pour certaines, nous ne rompons jamais avec le symbole sous lequel nous avons d'abord goûté l'idéal. Car la foi ne réside pas pour nous en d'obscures propositions métaphysiques, elle est dans les affirmations du cœur. J'ai donc choisi pour m'entretenir avec vous, non quelqu'une de ces subtilités qui divisent, mais un de ces sujets chers à l'âme, qui rapprochent et réunissent. Je vous parlerai de ce livre tout resplendissant de l'esprit divin, de ce manuel de la vie résignée que nous a laissé le plus pieux des hommes, le césar Marc-Aurèle-Antonin. Il y a des hommes qui ont exercé une influence plus profonde et plus durable; mais nul n'a été aussi parfait que celui-ci. C'est la gloire des souverains que le plus irréprochable modèle de vertu se soit trouvé dans leurs rangs, et que les plus belles leçons de patience et de détachement soient venues d'une condition qu'on suppose volontiers livrée à toutes les séductions du plaisir et de la vanité.

I.

L'hérédité de la sagesse sur le trône est chose toujours rare; je n'en vois dans l'histoire que deux exemples éclatants: dans l'Inde, la succession de ces trois empereurs mongols, Baber, Humaïoun et Akbar; à Rome, à la tête du plus vaste empire qui fût jamais, les deux règnes admirables d'Antonin le Pieux et de Marc-Aurèle. De ces deux derniers, Antonin fut, selon moi, le plus grand. Sa bonté ne lui fit pas commettre de fautes; il ne fut pas tourmenté du mal intérieur qui rongea sans relâche le cœur de son fils adoptif. Ce mal étrange, cette étude inquiète de soi-même, ce démon du scrupule, cette fièvre de perfection sont des signes d'une nature moins forte que distinguée. Comme les plus belles pensées sont celles qu'on n'écrit pas, Antonin eut encore à cet égard une supériorité sur Marc

1 A lecture delivered at the Royal Institution on the 16th of April, 1880.

Aurèle; mais ajoutons que nous ignorerions Antonin, si Marc-Aurèle ne nous avait transmis de son père adoptif ce portrait exquis, où il semble s'être appliqué par humilité à peindre l'image d'un homme encore meilleur que lui-même.

C'est lui aussi qui nous a tracé, dans le premier livre de ses Pensées, cet arrière-plan admirable, où se meuvent dans une lumière toute céleste les nobles et pures figures de son père, de sa mère, de son aïeul, de ses maîtres. Grâce à Marc-Aurèle, nous pouvons comprendre ce que ces vieilles familles romaines, qui avaient vu le règne des mauvais empereurs, gardaient encore d'honnêteté, de dignité, de droiture, d'esprit civil et, si j'ose le dire, républicain. On y vivait dans l'admiration de Caton, de Brutus, de Thraséas et des grands stoïciens dont l'âme n'avait pas plié sous la tyrannie. Le règne de Domitien y était abhorré. Les sages qui l'avaient traversé sans fléchir y étaient honorés comme des héros. L'avénement des Antonins ne fut au fond que l'arrivée au pouvoir de la société des sages dont Tacite nous a transmis les justes colères, société de sages formée par la ligue de tous ceux qu'avait révoltés le despotisme des premiers Césars.

Le salutaire principe de l'adoption avait fait de la cour impériale, au deuxième siècle, une vraie pépinière de vertu. Le noble et habile Nerva, en posant ce principe, assura le bonheur du genre humain pendant près de cent ans, et donna au monde le plus beau siècle de progrès dont la mémoire ait été conservée. La souveraineté ainsi possédée en commun par un groupe d'hommes d'élite, lesquels se la léguaient ou se la partageaient selon les besoins du moment, perdit une partie de cet attrait qui la rend si dangereuse. On arriva au trône sans l'avoir brigué, mais aussi sans le devoir à sa naissance ni à une sorte de droit divin; on y arriva désabusé, ennuyé des hommes, préparé de longue main. L'empire fut un fardeau civil, qu'on accepta à son heure, sans que nul songeât à avancer cette heure. Marc-Aurèle y fut désigné si jeune que l'idée de régner n'eût guère chez lui de commencement et n'exerça pas sur son esprit un moment de séduction. A huit ans, quand il était déjà præsul des prêtres Saliens, Adrien remarqua ce doux enfant triste, et l'aima pour son bon naturel, sa docilité, son incapacité de mentir. A dix-huit ans, l'empire lui était assuré. Il l'attendit patiemment durant vingt-deux années. Le soir où Antonin se sentant mourir, après avoir donné pour mot d'ordre au tribun de service, Equanimitas, fit porter dans la chambre de son fils adoptif la statue d'or de la Fortune, qui devait toujours se trouver dans l'appartement de l'empereur, il n'y eut pour celui-ci ni surprise ni joie. Il était depuis longtemps blasé sur toutes les joies sans les avoir goûtées; il en avait vu par la profondeur de sa philosophie l'absolue vanité.

Le grand inconvénient de la vie pratique et ce qui la rend insupportable à l'homme supérieur, c'est que, si l'on y transporte les

principes de l'idéal, les qualités deviennent des défauts, si bien que fort souvent l'homme accompli y réussit moins bien que celui qui a pour mobile l'égoïsme ou la routine vulgaire. Trois ou quatre fois la vertu de Marc-Aurèle faillit le perdre. Elle lui fit faire une première faute en lui persuadant d'associer à l'empire Lucius-Vérus, envers qui il n'avait aucune obligation. Vérus était un homme frivole et sans valeur. Il fallut des prodiges de bonté et de délicatesse pour l'empêcher de faire des folies désastreuses. Le sage empereur, sérieux et appliqué, traînait avec lui dans sa litière le sot collègue qu'il s'était donné. Il le prit toujours obstinément au sérieux; il ne se révolta pas une fois contre cet assommant compagnonnage. Comme les gens qui ont été très bien élevés, Marc-Aurèle se gênait sans cesse; ses façons venaient d'un parti-pris général de tenue et de dignité. Les âmes de cette sorte, soit pour ne pas faire de peine aux autres, soit par respect pour la nature humaine, ne se résignent pas à avouer qu'elles voient le mal. Leur vie est une perpétuelle dissimulation.

Selon quelques-uns, il aurait été dissimulé envers lui-même, puisque dans son entretien intime avec les dieux sur les bords du Gran, parlant d'une épouse indigne de lui, il les aurait remerciés de lui avoir donné une femme si complaisante, si affectueuse, si simple.' J'ai montré ailleurs qu'on s'est quelque peu exagéré sur ce point la patience ou, si l'on veut, la faiblesse de Marc-Aurèle. Faustine eut des torts; le plus grand fut d'avoir pris en aversion les amis de son mari; comme ce furent ses amis qui écrivirent l'histoire, elle en porte la - peine devant la postérité. Mais une critique attentive n'a pas de peine à montrer ici les exagérations de la légende. Tout porte à croire que Faustine trouva d'abord le bonheur et l'amour dans cette villa de Lorium ou dans cette belle retraite de Lanuvium, sur les dernières pentes du mont Albain, que Marc-Aurèle décrit à Fronton comme un séjour plein des joies les plus pures. Puis elle se fatigua de tant de sagesse. Disons tout : les belles sentences de Marc-Aurèle, sa vertu austère, sa perpétuelle mélancolie, purent sembler ennuyeuses à une femme jeune, capricieuse, d'un tempérament ardent et d'une merveilleuse beauté. Il le comprit, en souffrit et se tut. Faustine resta toujours sa très bonne et très fidèle épouse.' On ne réussit jamais, même après qu'elle fut morte, à lui faire abandonner ce pieux mensonge. Dans un bas-relief qui se voit encore aujourd'hui à Rome au musée du Capitole, pendant que Faustine est enlevée au ciel par une Renommée, l'excellent empereur la suit de terre avec un regard plein d'amour. Il était arrivé, ce semble, dans les derniers temps, à se faire illusion à lui-même et à tout oublier. Mais quelle lutte il dut traverser pour en arriver là! Durant de longues années, une maladie de cœur le consuma lentement. L'effort désespéré qui fait l'essence de sa philosophie, cette frénésie de renoncement, poussée parfois jusqu'au sophisme, dissimulent au fond une immense blessure. Qu'il faut avoir dit adieu au bonheur pour arriver à de tels excès! On ne

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comprendra jamais tout ce que souffrit ce pauvre cœur flétri, ce qu'il y eut d'amertume dissimulée par ce front pâle, toujours calme et presque toujours souriant. Il est vrai que l'adieu au bonheur est le commencement de la sagesse et le moyen le plus sûr pour trouver le bonheur. Il n'y a rien de doux comme le retour de joie qui suit le renoncement à la joie; rien de vif, de profond, de charmant comme l'enchantement du désenchanté.

Des historiens plus ou moins imbus de cette politique qui se croit supérieure parce qu'elle n'est suspecte d'aucune philosophie, ont naturellement cherché à prouver qu'un homme si accompli fût un mauvais administrateur et un médiocre souverain. Il paraît en effet que Marc-Aurèle pécha plus d'une fois par trop d'indulgence. Mais jamais règne ne fut plus fécond en réformes et en progrès. L'assistance publique, fondée par Nerva et Trajan, reçut de lui d'admirables développements. Des colléges nouveaux pour l'éducation gratuite furent établis; les procurateurs alimentaires devinrent des fonctionnaires de premier ordre et furent choisis avec un soin extrême; on pourvut à l'éducation des femmes pauvres par l'institut des Jeunes Faustiniennes. Le principe que l'État a des devoirs en quelque sorte paternels envers ses membres (principe dont il faudra se souvenir avec gratitude, même quand on l'aura dépassé), ce principe, dis-je, a été proclamé pour la première fois dans le monde par les Antonins. Ni le faste puéril des royautés orientales, fondées sur la bassesse et la stupidité des hommes, ni l'orgueil pédantesque des royautés du moyen-âge, fondées sur un sentiment exagéré de l'hérédité et sur une foi naïve dans les droits du sang, ne peuvent nous donner une idée de cette souveraineté toute républicaine de Nerva, de Trajan, d'Adrien, d'Antonin, de Marc-Aurèle. Rien du prince héréditaire ou par droit divin; rien non plus du chef militaire; c'était une sorte de grande magistrature civile, sans rien qui ressemblât à une cour ni qui enlevât à l'empereur son caractère tout privé. Marc-Aurèie, en particulier, ne fut ni peu ni beaucoup un roi dans le sens propre du mot; sa fortune était industrielle, elle consistait surtout en briqueteries; son aversion pour les césars,' qu'il envisage comme des espèces de Sardanapales, magnifiques, débauchés et cruels, éclate à chaque instant. La civilité de ses mœurs était extrême; il rendit au sénat toute son ancienne importance; quand il était à Rome, il ne manquait jamais une séance, et ne quittait sa place que quand le consul avait prononcé la formule: Nihil vos moramur, patres conscripti. Presque toutes les années de son règne il fit la guerre, et il la fit bien, quoiqu'il n'y trouvât que de l'ennui. Ses insipides campagnes contre les Quades et les Marcomans furent très bien conduites; le dégoût qu'il en éprouvait ne l'empêchait pas d'y mettre l'application la plus consciencieuse.

Ce fut dans le cours d'une de ces expéditions que, campé sur les bords du Gran, au milieu des plaines monotones de la Hongrie, il

écrivit les plus belles pages du livre exquis qui nous a révélé son âme tout entière. Il est probable que, de bonne heure, il tint un journal intime de ses pensées. Il y inscrivait les maximes auxquelles il recourait pour se fortifier, les réminiscences de ses auteurs favoris, les passages des moralistes qui lui parlaient le plus, les principes qui dans la journée l'avaient soutenu, parfois les reproches que sa con'science scrupuleuse croyait avoir à s'adresser. On se cherche des retraites solitaires, chaumières rustiques, rivages des mers, montagnes ; comme les autres, tu aimes à rêver ces biens. A quoi bon, puisqu'il t'est permis à chaque heure de te retirer en ton âme? Nulle part l'homme n'a de retraite plus tranquille, surtout s'il a en lui-même de ces choses dont la contemplation suffit pour le rendre calme. Sache donc jouir de cette retraite, et là renouvelle tes forces. Qu'il y ait là de ces maximes courtes fondamentales, qui tout d'abord rendront la sérénité à ton âme et te remettront en état de supporter avec résignation le monde où tu dois revenir.' Pendant les tristes hivers du Nord, cette consolation lui devint encore plus nécessaire. Il avait près de soixante ans; la vieillesse était chez lui prématurée. Un soir, toutes les images de sa pieuse jeunesse remontèrent en son souvenir, et il passa quelques heures délicieuses à supputer ce qu'il devait à chacun des êtres bons qui l'avaient entouré.

'Exemples de mon aïeul Vérus: Douceur de mœurs, patience inaltérable.'

"Qualités qu'on prisait dans mon père, souvenir qu'il m'a laissé : Modestie, caractère mâle.'

"Imiter de ma mère sa piété, sa bienfaisance; m'abstenir, comme elle, non-seulement de faire le mal, mais même d'en concevoir la pensée; mener sa vie frugale, et qui ressemblait si peu au luxe habituel des riches.'

Puis lui apparaissent tour à tour Diogénète, qui lui inspira le goût de la philosophie et rendit agréables à ses yeux le grabat, la couverture composée d'une simple peau et tout l'appareil de la discipline hellénique; Junius Rusticus, qui lui apprit à éviter toute affectation d'élégance dans le style et lui prêta le volume d'Épictète; Apollonius de Chalcis, qui réalisait l'idéal stoïcien de l'extrême fermeté et de la parfaite douceur; Sextus de Chéronée, si grave et si bon; Alexandre le grammairien, qui reprenait avec une politesse si raffinée; Fronton, 'qui lui apprit ce qu'il y a, dans un tyran, d'envie, de duplicité, d'hypocrisie, et ce qu'il peut y avoir de dureté dans le cœur d'un patricien ;' son frère Sévérus, qui lui fit connaître Thraséas, Helvidius, Caton, Brutus, qui lui donna l'idée de ce qu'est un État libre, où la règle est l'égalité naturelle des citoyens et l'égalité de leurs droits; d'une royauté qui place avant tout le respect de la liberté des citoyens,' et, dominant tous les autres de sa grandeur immaculée, Antonin, son père par adoption, dont il nous trace l'image avec un redoublement de reconnaissance et d'amour. Je remercie les dieux,

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