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II y a un homme intérieur caché sous l'homme extérieur, et le second ne fait que manifester le premier. Vous regardez sa maison, ses meubles et son costume; c'est pour y chercher les traces de ses habitudes et de ses goûts, le degré de son élégance ou de sa rusticité, de sa prodigalité ou de son économie, de sa sottise ou de sa finesse. Vous écoutez sa conversation, et vous notez ses inflexions. de voix, ses changements d'attitudes; c'est pour juger de sa verve, de son abandon et de sa gaieté, ou de son énergie et de sa roideur. Vous considérez ses écrits, ses œuvres d'art, ses entreprises d'argent ou de politique; c'est pour mesurer la portée et les limites de son intelligence, de son invention et de son sang-froid, pour découvrir quel est l'ordre, l'espèce et la puissance habituelle de ses idées, de quelle façon il pense et se résout. Tous ces dehors ne sont que des avenues qui se réunissent en un centre, et vous ne vous y engagez que pour arriver à ce centre; là est l'homme véritable, j'entends le groupe de facultés et de sentiments que produit le reste. Voilà un nouveau monde, monde infini, car chaque action visible traîne derrière soi une suite infinie de raisonnements, d'émotions, de sensations anciennes ou récentes, qui ont contribué à la soulever jusqu'à la lumière, et qui, semblables à ces longues roches profondément enfoncées dans le sol, atteignent en elle leur extrémité et leur affleurement. C'est ce monde souterrain qui est le second objet, l'objet propre de l'historien. Quand son édu

cation critique est suffisante, il est capable de démêler sous chaque ornement d'une architecture, sous chaque trait d'un tableau, sous chaque phrase d'un écrit, le sentiment particulier d'où l'ornement, le trait, la phrase sont sortis; il assiste au drame intérieur qui s'est accompli dans l'artiste ou dans l'écrivain; le choix des mots, la brièveté ou la longueur des périodes, l'espèce des métaphores, l'accent du vers, l'ordre du raisonnement, tout lui est un indice; tandis que ses yeux lisent un texte, son âme et son esprit suivent le déroulement continu et la série changeante des émotions et des conceptions dont ce texte est issu; il en fait la psychologie. Si vous voulez observer cette opération, regardez le promoteur et le modèle de toute la grande culture contemporaine, Goethe, qui, avant d'écrire son Iphigénie, emploie des journées à dessiner les plus parfaites statues, et qui, enfin, les yeux remplis par les nobles formes du paysage antique, et l'esprit pénétré des beautés harmonieuses de la vie antique, parvient à reproduire si exactement en lui-même les habitudes et les penchants de l'imagination grecque, qu'il donne une sœur presque jumelle à l'Antigone de Sophocle et aux déesses de Phidias. Cette divination précise et prouvée des sentiments évanouis a, de nos jours, renouvelé l'histoire; on l'ignorait presque entièrement au siècle dernier; on se représentait les hommes de toute race et de tout siècle comme à peu près semblables, le Grec, le barbare, l'Indou, l'homme de la Renaissance et l'homme

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du dix-huitième siècle comme coulés dans le même moule, et cela d'après une certaine conception abstraite, qui servait pour tout le genre humain. On connaissait l'homme, on ne connaissait pas les hommes; on n'avait pas pénétré dans l'âme; on n'avait pas vu la diversité infinie et la complexité merveilleuse des âmes; on ne savait pas que la structure morale d'un peuple et d'un âge, est aussi particulière et aussi distincte que la structure physique d'une famille de plantes ou d'un ordre d'animaux. Aujourd'hui, l'histoire comme la zoologie a trouvé son anatomie, et quelle que soit la branche historique à laquelle on s'attache, philologie, linguistique ou mythologie, c'est par cette voie qu'on travaille à lui faire produire de nouveaux fruits. Entre tant d'écrivains qui, depuis Herder, Ottfried Muller et Goethe, ont continué et rectifié incessamment ce grand effort, que le lecteur considère seulement deux historiens et deux œuvres, l'une le commentaire sur Cromwell, de Carlyle, l'autre le Port-Royal de Sainte-Beuve; il verra avec quelle justesse, quelle sûreté, quelle profondeur, on peut découvrir une âme sous ses actions et sous ses œuvres; comment, sous le vieux général, au lieu d'un ambitieux vulgairement hypocrite, on retrouve un homme travaillé par les rêveries troubles d'une imagination mélancolique, mais positif d'instinct et de facultés, anglais jusqu'au fond, étrange et incompréhensible pour quiconque n'a pas étudié le climat et la race; comment avec une centaine de lettres éparses et une vingtaine de discours mutilés, on

peut le suivre depuis sa ferme et ses attelages jusqu'à sa tente de général et à son trône de protecteur, dans sa transformation et dans son développement, dans les inquiétudes de sa conscience et dans ses résolutions d'homme d'État, tellement que le mécanisme de sa pensée et de ses actions devient visible, et que la tragédie intime, perpétuellement renouvelée et changeante, qui a labouré cette grande âme ténébreuse, passe, comme celle de Shakespeare, dans l'âme des assistants. Il verra comment, sous des querelles de couvent et des résistances de nonnes, on peut retrouver une grande province de psychologie humaine, comment cinquante caractères enfouis sous l'uniformité d'une narration décente, reparaissent au jour chacun avec sa saillie propre et ses diversités innombrables; comment, sous des dissertations théologiques et des sermons monotones, on démêle les palpitations de cœurs toujours vivants, les accès et les affaissements de la vie religieuse, les retours imprévus et le pêle-mêle ondoyant de la nature, les infiltrations du monde environnant, les conquêtes intermittentes de la grâce, avec une telle variété de nuances, que la plus abondante description et le style le plus flexible parviennent à peine à recueillir la moisson inépuisable que la critique a fait germer dans ce champ abandonné. Il en est de même ailleurs. L'Allemagne, avec son génie si pliant, si large, si prompt aux métamorphoses, si propre à reproduire les plus lointains et les plus bizarres états de la pensée humaine; l'An

Les états et les

opérations l'homme

de

gleterre avec son esprit si exact, si propre à serrer de près les questions morales, à les préciser par les chiffres, les poids, les mesures, la géographie, la statistique, à force de textes et de bon sens; la France enfin avec sa culture parisienne, avec ses habitudes de salon, avec son analyse incessante des caractères et des œuvres, avec son ironie si prompte à marquer les faiblesses, avec sa finesse si exercée à demêler les nuances; tous ont labouré le même domaine, et l'on commence à comprendre qu'il n'y a pas de région de l'histoire où il ne faille cultiver cette couche profonde, si l'on veut voir des récoltes utiles se lever entre les sillons.

Tel est le second pas; nous sommes en train de l'achever. Il est l'œuvre propre de la critique contemporaine. Personne ne l'a fait aussi juste et aussi grand que Sainte-Beuve; à cet égard, nous sommes tous ses élèves; sa méthode renouvelle aujourd'hui dans les livres et jusque dans les journaux toute la critique littéraire, philosophique et religieuse. C'est d'elle qu'il faut partir pour commencer l'évolution ultérieure. J'ai essayé plusieurs fois d'indiquer cette évolution; à mon avis, il y a là une voie nouvelle ouverte à l'histoire, et je vais tâcher de la décrire plus en détail.

III

Quand, dans un homme, vous avez observé et

inté- noté un, deux, trois, puis une multitude de senti

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