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propres et provinciaux; entre tous, les plus positifs, attentifs au gain, calculateurs, ayant les nerfs et l'élan de nos soldats, mais avec des ruses et des précautions de procureurs; coureurs héroïques d'aventures profitables; ayant voyagé en Sicile, à Naples, et prêts à voyager à Constantinople, à Antioche, mais pour prendre le pays ou rapporter de l'argent; politiques déliés, habitués, en Sicile, à louer leur valeur au plus offrant, et capables, au plus fort de la croisade, de faire des affaires, à l'exemple de leur Bohémond qui, devant Antioche, spéculait sur la disette de ses alliés chrétiens et ne leur ouvrait la ville qu'à condition de la garder pour lui; conquérants méthodiques et persévérants, experts dans l'administration et féconds en paperasses, comme ce Guillaume qui avait su organiser une telle expédition et une telle armée, qui en tenait le rôle écrit, et qui allait cadastrer sur son Domesdaybook toute l'Angleterre ; seize jours après le débarquement on vit à Hastings, par des effets sensibles, le contraste des deux nations.

Les Saxons << toute la nuit mangèrent et burent. Vous les eussiez vus moult se démener, et saillir, et chanter, >> avec les éclats d'une grosse joie bruyante'. Au matin, ils serrèrent derrière leurs palissades les masses compactes de leur lourde infanterie; et, la hache pendue au col, ils attendirent l'assaut. Les Normands, hommes avisés, calculèrent

1. Robert Wace, roman de Rou.

les chances du paradis et de l'enfer et voulurent mettre Dieu dans leurs intérêts. Robert Wace, leur historien et leur compatriote, n'est pas plus troublé par l'inspiration poétique qu'ils ne le sont par l'inspiration guerrière; et, la veille de la bataille, il a l'esprit aussi prosaïque et aussi lucide qu'eux'. Cet esprit parut aussi dans la bataille. Ils étaient, pour la plupart, archers et cavaliers, bons manœuvriers, adroits et agiles. Taillefer le jongleur, qui demanda l'honneur de frapper le premier coup, allait chantant, en vrai volontaire français, et faisant des tours d'adresse. Arrivé devant les Anglais, il jeta trois fois sa lance, puis son épée en l'air, les recevant toujours par la poignée; et les pesants fantassins d'Harold, qui ne savaient que pourfendre les ar

1.

2.

Et li Normanz et li Franceiz

Tote nuit firent oreisons,

Et furent en aflicions.

De lor péchiés confèz se firent
As proveires les regehirent,
Et qui n'en out proveires prèz,
A son veizin se fist confèz.
Pour co ke samedi esteit
Ke la bataille estre debveit.
Unt Normanz a pramis e voé,
Si com li cler l'orent loé,
Ke à ce jor mez s'il veskeient,
Char ni saunc ne mangereient.
Giffrei, éveske de Coustances,
A plusors joint lor pénitances.
Cil reçut li confessions
Et dona li béneiçons.

Taillefer ki moult bien cantout
Sur un roussin qui tot alout,
Devant li dus alout cantant
De Karlemaine e de Rolant,
E d'Oliver et des vassals
Ki morurent à Roncevals.

mures à coups de hache, « s'émerveillèrent, l'un disant à l'autre que c'était enchantement. » Pour Guillaume, entre vingt actions prudentes ou matoises, il fit deux bons calculs qui, dans ce grand embarras, le tirèrent d'affaire. Il ordonna à ses archers de tirer en l'air; ses flèches blessèrent beaucoup de Saxons au visage, et crevèrent l'œil d'Harold. Après cela, il feignit de fuir; les Saxons, ivres de joie et de colère, quittèrent leurs retranchements, et se livrèrent aux lances de ses cavaliers. Pendant le reste de la guerre, ils ne surent que se lever par petites bandes, con battre furieusement et se faire massacrer. La race forte, fougueuse et brutale, se jette sur l'ennemi à la façon d'un taureau sauvage; les habiles chasseurs de, Normandie la

Quant ils orent chevalchié tant

K'as Engleis vindrent aprismant :

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Sires, dist Taillefer, merci!

Jo vos ai languement servi.

Tut mon servise me debvez,
Hui, si vos plaist, me le rendez:
Por tout guerredun vos requier,
Et si vos voil forment preier,
Otreiez-mei, ke jo n'i faille,
Li primier colp de la bataille. »
Et li dus répont: « Je l'otrei. >>
Et Taillefer point à desrei;
Devant toz li altres se mist,
Un Englez féri, si l'ocist.
De sos le pis, parmie la pance,
Li fist passer ultre la lance,
A terre estendu l'abati.
Poiz trait l'espée, altre féri.
Poiz a crié : « Venez, venez!
Ke fetes-vos? Férez, férez!»
Donc l'unt Englez avironé,
Al secund colp k'il ou doné.

(Robert Wace.)

blessent avec dextérité, l'abattent et lui mettent

le joug.

* IV

Qu'est-ce donc que cette race française qui, par les armes et les lettres, fait dans le monde une entrée si éclatante, et va dominer si visiblement qu'en Orient, par exemple, on donnera son nom de Francs à tous les peuples de l'Occident? En quoi consiste cet esprit nouveau, inventeur précoce, ouvrier de toute la civilisation du moyen âge? Il y a dans chaque esprit une action élémentaire qui, incessamment répétée, compose sa trame et lui donne son tour: à la ville ou dans les champs, cultivé ou inculte, enfant ou vieillard, il passe sa vie et emploie sa force à concevoir un événement ou un objet; c'est là sa démarche originelle et perpétuelle, et il a beau changer de terrain, revenir, avancer, allonger et varier sa course, tout son mouvement n'est jamais qu'une suite de ces pas joints bout à bout; en sorte que la moindre altération dans la grandeur, la promptitude ou la sûreté de l'enjambée primitive transforme et régit toute la course, comme dans un arbre la structure du premier bourgeon dispose tout le feuillage et gouverne toute la végétation'. Quand le Français conçoit un événement on un objet, il le conçoit vite et distinctement; nul trouble intérieur,

1. Cette idée des types s'applique dans toute la nature physique et morale.

mulle fermentation préalable d'idées confuses et violentes qui, à la fin concentrées et élaborées, fassent éruption par un cri. Les mouvements de son intelligence sont adroits et prompts comme ceux de ses membres; du premier coup, et sans effort, il met la main sur son idée. Mais il ne met la main que sur elle; il a laissé de côté tous les profonds prolongements enchevêtrés par lesquels elle plonge et se ramifie dans ses voisines; il ne s'embarrasse pas d'eux, il n'y songe pas; il détache, cueille, effleure, et puis c'est tout. Il est privé, ou, si vous l'aimez mieux, il est exempt de ces soudaines demi-visions, qui, secouant l'homme, lui ouvrent en un instant les grandes profondeurs et les lointaines perspectives. C'est l'ébranlement intérieur qui suscite les images; n'étant point ébranlé, il n'imagine pas. Il n'est ému qu'à fleur de peau; la grande sympathie lui manque; il ne sent pas l'objet tel qu'il est, complexe ét d'ensemble, mais par portions, avec une connaissance discursive et superficielle. C'est pourquoi nulle race en Europe n'est moins poétique. Regardez leurs épopées qui naissent, on n'en a jamais vu de plus prosaïques. Ce n'est pas le nombre qui manque: la chanson de Roland, Garin le Loherain, Ogier le Danois, Berthe aux grands pieds, il y en a une bibliothèque ; bien plus, alors les mœurs sont héroïques et les âmes sont neuves; ils ont de l'invention, ils content des événements grandioses; et malgré tout cela, leurs récits scnt aussi ternes que ceux des bavards chroniqueurs

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