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dans l'imagination romanesque des clercs bavards, arrangeurs d'aventures. La fiction n'est pas ici bien éloignée des choses, et l'on sent l'homme palpiter sous le héros. Toute grossière que soit leur poésie, celui-ci y est grand; c'est qu'il l'est simplement et par ses œuvres. Il a été fidèle à son prince, puis à son peuple; il a été de lui-même, dans une terre étrangère, s'exposer pour délivrer les hommes; il s'oublie en mourant pour penser que sa mort profite à autrui. « Chacun de nous, dit-il quelque part, doit arriver à la fin de cette vie mortelle. Ainsi que chacun fasse justice, s'il le peut, avant sa mort. » Regardez à côté de lui ces monstres qu'il détruit, derniers souvenirs des anciennes guerres contre les races inférieures et de la religion primitive, considérez cette vie dangereuse, ces nuits passées sur les vagues, ces efforts de l'homme aux prises avec la nature brute, cette poitrine invaincue qui froisse contre soi les poitrines bestiales, et ces muscles colossaux qui, en se tendant, arrachent aux monstres un pan de chair; vous verrez dans le nuage de la légende, et sous la lumière de la poésie, reparaître les vaillants hommes qui, à travers les folies de la guerre et les fougues du tempérament, commençaient à asseoir un peuple et à fonder un État.

V

Un poëme presque entier, deux ou trois débris de poëmes, voilà tout ce qui subsiste de cette poésie laïque en Angleterre. Le reste du courant païen, germain et barbare a été arrêté ou recouvert, d'abord par l'entrée de la religion chrétienne, ensuite par la conquête des Français de Normandie. Mais ce qui a subsisté suffit et au delà pour montrer l'étrange et puissant génie poétique qui est dans la race, et pour faire voir d'avance la fleur dans le bourgeon.

Si jamais il y eut quelque part un profond et sérieux sentiment poétique, c'est ici. Ils ne parlent pas, ils chantent, ou plutôt ils crient. Chacun de leurs petits vers est une acclamation, et sort comme un grondement; leurs puissantes poitrines se soulèvent avec un frémissement de colère ou d'enthousiasme, et une phrase, un mot obscur, véhément, malgré eux, tout d'un coup, leur vient aux lèvres. Nul art, nul talent naturel pour décrire une à une et avec ordre les diverses parties d'un événement ou d'un objet. Les cinquante rayons de lumière que chaque chose envoie tour à tour dans un esprit régulier et mesuré arrivent dans celui-ci à la fois, en une seule masse ardente et confuse, pour le bouleverser par leur saccade et leur afflux. Écoutez ces chants de guerre, véritables chants, heurtés, violents, tels qu'ils convenaient à ces voix terribles encore au

jourd'hui, à cette distance, séparés de nous par les mœurs, la langue, et dix siècles, on les entend:

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« L'armée sort'. Les oiseaux chantent. La cigale bruit. La poutre de la guerre résonne, la lance choque le bouclier. Alors brille la lune errante sous les nuages; alors se lèvent les que la colère de ce peuple

--

œuvres de vengeance,

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doit accomplir....

Alors on entendit dans la

cour le tumulte de la mêlée meurtrière. Ils saisissaient de leurs mains le bois concave du

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bouclier. Ils fendirent les os du crâne. — Les toits de la citadelle retentirent,

jusqu'à ce que - le premier de tous les hommes qui habitent la terre,Garulf, le fils de Guthlaf. - Autour de lui beaucoup de bragisaient mourants. - Le corbeau tournoyait -noir et sombre comme la feuille de saule. - II

dans la bataille- tomba Garulf,

ves

comme si

y avait un flamboiement de glaives, tout Finsburg eût été en feu. — Jamais je n'ai entendu conter - bataille dans la guerre plus belle

à voir. »

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<«< Ici le roi Athelstan, -- le seigneur des comtes,

celui qui donne des bracelets aux nobles, et son frère aussi, Edmond l'Étheling, -noble d'an-ont tué dans la bataille, - avec les

cienne race,

1. Conybeare's illustrations of anglo-saxon poetry. Bataille de Finsburg.

La collection complète des poésies anglo-saxonnes a été publiée par M. Grein.

2. La lance, l'épée.

3. Turner, III, 280. Chant sur la bataille de Brunanburb.

tranchants des épées, -à Brunanburh.

Ils ont

fendu le mur des boucliers, ils ont haché les nobles bannières, avec les coups de leurs marteaux, - les enfants d'Edward!... Ils ont abattu dans la poursuite la nation des Scots, et les hommes de vaisseaux, - parmi le tumulte de la mêlée,

et la sueur des combattants.

de Dieu,

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là-haut, la grande étoile, la grande étoile, le brillant luminaire de Dieu le Seigneur éternel, - à l'heure du matin, - a passé par-dessus la terre, — tant qu'enfin la noble créature-s'est précipitée vers son coucher. Là gisaient les soldats par multitudes, - abattus par les dards; les hommes du Nord, frappés par-dessus leurs boucliers, et aussi les Athelstan a

Scots

-las de la rouge bataille.... laissé derrière lui- les oiseaux criards de la guerre, - le corbeau qui se repaîtra des morts, le milan funèbre, le corbeau noir -au bec crochu,

le

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et

crapeau rauque, -et l'aigle qui bientôt fera festin de la chair blanche, et le faucon vorace qui aime les batailles, - et la bête grise,

bois. »

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le loup du

Tout est image ici. Les événements n'apparaissent pas nus dans ces cerveaux passionnés, sous la sèche étiquette d'un mot exact; chacun d'eux y entre avec son cortége de sons, de formes et de couleurs; c'est presque une vision qu'il y suscite, une vision complète, avec toutes les émotions qui l'accompagnent, avec la joie, la fureur, l'exaltation qui la soutient. Dans leur langue, les flèches « sont les serpents de

Héla, élancés des arcs de corne, » les navires sont « les grands chevaux de la mer, » la mer est « la coupe des vagues,» le casque est « le château de la tête; » il leur faut un langage extraordinaire pour exprimer la violence de leurs sensations, tellement que lorsque avec le temps, en Islande où l'on a poussé à bout cette poésie, l'inspiration primitive s'alanguit, et l'art remplace la nature, les Skaldes se trouvent guindés jusqu'au jargon le plus contourné et le plus obscur. Mais quelle que soit l'image, ici comme en Islande, elle est trop faible, si elle est unique. Les poëtes n'ont point satisfait à leur trouble intérieur, s'ils ne l'ont épanché que par un seul mot. Coup sur coup, ils reviennent sur leur idée, et la répètent « Le soleil là-haut! La grande étoile! Le brillant luminaire de Dieu! La noble créature! »> Quatre fois de suite ils l'imaginent et toujours sous un aspect nouveau. Toutes ses faces se sont levées en un instant devant les yeux du barbare, et chaque mot a été comme un accès de la demi-hallucination qui l'obsédait. On juge bien que, dans un tel état, l'ordre régulier des mots et des idées est à chaque pas brisé. La suite des pensées dans le visionnaire n'est pas la même que dans le raisonneur tranquille. Une couleur en attire une autre, d'un son il passe à un autre son; son imagination est une enfilade de tableaux qui se suivent sans s'expliquer. Chez lui, la phrase se retourne et se renverse, il crie le mot vivant qui lui vient au moment où il lui vient; il saute d'une idée dans une idée lointaine. Plus l'âme

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