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IV

Car dans ce mélange il y a un ferment efficace, le sentiment poétique qui remue et anime l'érudition énorme, qui refuse de s'en tenir aux secs catalogues, qui, interprétant chaque fait, chaque objet, y démêle ou y devine une âme mystérieuse, et trouble tout l'homme en lui représentant comme une énigme grandiose le monde qui s'agite en lui et hors de lui. Figurez-vous un esprit parent de celui de Shakspeare, devenu érudit et observateur au lieu d'être acteur et poëte, et qui, partant, au lieu de créer, s'occupe à comprendre, mais qui, comme Shakspeare, s'applique aux choses vivantes, pénètre leur structure intime, s'attache à leurs lois réelles, imprime passionnément et scrupuleusement en luimême les moindres linéaments de leur figure; qui en même temps projette au delà de l'observation positive ses divinations pénétrantes, entrevoit derrière les apparences sensibles je ne sais quel monde obscur et sublime, et tressaille avec une sorte de vénération devant la grande noirceur vague et peuplée à la surface de laquelle tremblote notre petit univers. Tel est sir Thomas Browne, naturaliste, philosophe, érudit, médecin et moraliste, presque le dernier de la génération qui porta Jérémy Taylor et Shakspeare. Nul penseur ne témoigne mieux de la flottante et inventive curiosité du siècle. Nul

écrivain n'a mieux manifesté la splendide et sombre imagination du Nord. Nul n'a parlé avec une émotion plus éloquente de la mort, de l'énorme nuit de l'oubli, de l'engloutissement où toute chose sombre, de la vanité humaine, qui, avec de la gloire ou des pierres sculptées, essaye de se fabriquer une immortalité éphémère. Nul n'a produit au jour, par des expressions plus éclatantes et plus originales, la séve poétique qui coule dans tous les esprits du siècle. « L'injuste oubli, dit-il, secoue à l'aveugle ses « pavots, et traite la mémoire des hommes sans distin<«<guer entre leurs droits à l'immortalité. Qui n'a pitié << du fondateur des Pyramides? Érostrate vit pour << avoir détruit le temple de Delphes, et celui-là qui << l'a bâti est presque perdu. Le temps a épargné l'épitaphe du cheval d'Adrien, et anéanti la sienne.... « Tout est folie, vanité nourrie de vent. Les momies égyptiennes que Cambyse et le temps ont épargnées, sont maintenant la proie de mains rapaces. << Mizraïm guérit les blessures, et Pharaon est vendu << pour fabriquer du baume.... Le plus grand nombre «doit se contenter d'être comme s'il n'avait pas été «<et de subsister dans le livre de Dieu, non dans la << mémoire des hommes. Vingt-sept noms font toute <«<l'histoire des temps avant le déluge, et tous les «< noms conservés jusqu'aujourd'hui ne font pas en<< semble un seul siècle de vivants. Le nombre des <«< morts excède de beaucoup tout ce qui vit; ce que << le monde a vécu dépasse beaucoup ce qui lui reste « à vivre, et chaque heure ajoute à ce nombre gran

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<«< dissant qui ne sait s'arrêter une seule minute.... « D'ailleurs l'oubli enlève au souvenir une large part « de nous-mêmes, même lorsque nous sommes vi« vants encore. Nous ne nous rappelons que faible«ment nos félicités, et les plus poignants coups des << afflictions ne laissent en nous que des cicatrices éphémères. La sensibilité n'endure rien d'extrême, « et les chagrins nous détruisent ou se détruisent.... « Nous ignorons nos maux à venir, nous oublions << nos maux passés par une miséricordieuse pré<< voyance de la nature, qui nous fait digérer ainsi << notre mélange de courts et mauvais jours, et qui, « délivrant nos sens des souvenirs qui les blesse<< raient, laisse à nos plaies saignantes le temps de << se refermer et de se guérir. » Ainsi de toutes parts la mort nous entoure et nous presse. « Elle est l'ac« coucheuse de la vie, et puisque le sommeil son <«< frère nous hante journellement de ses avertisse«ments funéraires; puisque le temps, qui vieillit de lui-même, nous défend d'espérer une grande durée, <«< c'est à nous de regarder les longs espoirs comme « des rêves et comme une attente d'insensés1. >>

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1. But the iniquity of oblivion blindly scattereth her poppy, ant deals with the memory of men without distinction to merit of perpetuity who can but pity the founder of the pyramids? Herostratus lives that burnt the temple of Diana; he is almost lost that built it; time hath spared the epitaph of Adrian's horse; confounded that of himself. In vain we compute our felicities by the advantage of our good names, since bad have equal durations; and Thersites is like to live as long as Agamemnon, without the favour of the everlasting register. Who knows whe

Voilà presque des paroles de poëte, et c'est justement cette imagination de poëte qui le pousse en

ther the best of men be known? or whether there be not more remarkable persons forgot than any that stand remembered in the known account of time? Without the favour of the everlasting register, the first man had been as unknown as the last, and Methuselah's long life had been his only chronicle.

Oblivion is not to be hired: the greatest part must be content to be as though they had not been; to be found in the register of God, not in the record of man. Twenty-seven names make up the first story before the flood; and the recorded names ever since contain not one living century. The number of the dead long exceedeth all that shall live. The night of time far surpasseth the day, and who knows when was the equinox? Every hour adds unto that current arithmetic which scarce stands one moment. And since death must be the Lucina of life; and even Pagans could doubt whether thus to live were to die; since our longest sun sets at right descensions, and makes but winter arches, and therefore it cannot be long before we lie down in darkness, and have our light in ashes; since the brother of death daily haunts us with dying mementos, and time, that grows old in itself, bids us hope no long duration; diuturnity is a dream, and folly of expectation.

Darkness and light divide the course of time, and oblivion shares with memory a great part even of our living beings; we slightly remember our felicities, and the smartest strokes of affliction leave but short smart upon us. Sense endureth no extremities, and sorrows destroys us or themselves. To weep into stones are fables. Afflictions induce callosities; miseries are slippery, or fall like snow upon us, which, notwithstanding, is no unhappy stupidity. To be ignorant of evils to come, and forgetful of evils past, is a merciful provision in nature, whereby we digest the mixture of our few and evil days; and our delivered senses not relapsing into cutting remembrances, our sorrows are not kept raw by the edge of repetitions.... All was vanity, feeding the wind, and folly. The Egyptian mummies, which Cambyses or time hath spared, avarice now consumeth. Mummy is become merchandise; Mizraim cures wounds, and Pharaoh is sold for balzams.... Man is a noble animal, splendid in ashes, and pompous in the grave, solemnising nativities

avant dans la science'. En présence des productions naturelles, il fourmille de conjectures, de rapprochements; il tâtonne à l'entour, proposant des explications, essayant des expériences, portant ses divinations comme autant de palpes flexibles et frémissantes aux quatre coins du monde, dans les plus lointaines régions de la fantaisie et de la vérité. En regardant les croûtes arborescentes et foliacées qui se forment à la surface des liqueurs qui gèlent, il se demande si ce n'est point une résurrection des essences végétales dissoutes dans le liquide. A la vue du sang ou du lait qui caille, il cherche s'il n'y a point là quelque chose d'analogue à la formation de l'oiseau dans l'oeuf, ou à cette coagulation du chaos qui a enfanté notre monde. En présence de la force insaisissable qui fait geler les liquides, il se demande si les apoplexies et les cataractes ne sont pas l'effet d'une puissance semblable et n'indiquent pas aussi la présence d'un esprit congélateur. Il est devant la nature comme un artiste, un écrivain en présence d'un visage vivant, notant chaque trait, chaque mouvement de physionomie pour parvenir à deviner les passions et le caractère intérieur, corrigeant et défaisant sans cesse ses interprétations, tout agité par l'idée des forces invisibles qui opèrent

and deaths with equal lustre, nor omitting ceremonies of bravery in the infamy of his nature.... Pyramids, arches, obelisks, were but the irregularities of vain glory, and wild enormities of ancient magnanimity.

1. Consulter Milsand, étude sur sir Thomas Browne, Revue des Deux-Mondes, 1858.

LITT. ANGL.

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