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figurent pas seul, ils l'imaginent avec le son de la voix sifflante ou criante, avec le plissement des lèvres, avec le froncement des sourcils, avec l'enfilade de peintures qui se pressent derrière lui et qu'il évoque dans un éclair. Chacun le mime et le prononce à sa façon et y imprime son âme. C'est un chant qui, comme un vers de poëte, contient mille choses par delà son sens littéral, et manifeste la profondeur, la chaleur et les scintillements de la source dont il est sorti. Car en ce temps-là, même quand l'homme est médiocre, son œuvre est vivante: quelque chose palpite dans les moindres écrits de ce siècle; la force et la fougue créatrice lui sont propres; à travers les emphases et les affectations, elles percent; ce Lyly lui-même, si tourmenté, qui semble écrire exprès en dépit du bon sens, est parfois un vrai poëte, un chanteur, un homme capable de ravissements, un voisin de Spencer et de Shakspeare, un de ces songeurs éveillés qui voient intérieurement « des fées dansantes, la joue empourprée des déesses, et ces forêts enivrées, amoureuses, qui ferment leurs sentiers pour retenir dans leurs buissons les pas légers des jeunes filles'. » Que le lecteur m'aide et s'aide; je ne suis pas capable autrement de lui faire entendre ce que les hommes de ce temps-là ont eu le bonheur de sentir.

1. The Maid's metamorphosis.

Adorned with the presence of my love,

The woods, I fear, such secret power shall prove,
As they'll shut up each path, hide every way,
Because they still would have her go astray.

V

Surabondance et déréglement, ce sont là les deux traits de cet esprit et de cette littérature, traits communs à toutes les littératures de la Renaissance, mais plus marqués ici qu'ailleurs, parce que la race qui est germanique n'est pas contenue comme les races latines par le goût des formes harmonieuses et préfère la forte impression à la belle expression. Il faut choisir dans cette foule de poëtes; en voici un, l'un des premiers, qui montrera par ses écrits comme par sa vie les grandeurs et les folies des mœurs régnantes et du goût public; sir Philip Sidney, neveu du comte de Leicester, un grand seigneur et un homme d'action, accompli en tout genre de culture, qui après une éducation approfondie d'humaniste, a voyagé en France, en Allemagne et en Italie, a lu Aristote et Platon, étudié à Venise l'astronomie et la géométrie, médité les tragédies grecques, les sonnets italiens, les pastorales de Montemayor, les poëmes de Ronsard, s'intéressant aux sciences, entretenant un commerce de lettres avec le docte Hubert Languet; avec cela, homme du monde, favori d'Élisabeth, ayant fait jouer en son honneur une pastorale flatteuse et comique, véritable « joyau de la cour, » arbitre, comme d'Urfé, de la haute galanterie et du beau langage; par-dessus tout chevaleresque de cœur et de conduite, ayant

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voulu courir avec Drake les aventures maritimes, et, pour tout combler, destiné à mourir jeune et en héros. Il était général de la cavalerie et avait sauvé l'armée anglaise à Gravelines; peu de temps après, blessé mortellement et mourant de soif, comme il se faisait apporter de l'eau, il vit à côté de lui un soldat encore plus blessé qui regardait cette eau avec angoisse « Donnez-la à cet homme, dit-il, il en a plus besoin que moi. » Joignez à cela la véhémence et l'impétuosité du moyen âge, une main prête à l'action et posée incessamment sur la garde de l'épée ou du poignard. « Monsieur Molineux, écrivait-il au secrétaire de son père, si j'apprends jamais que vous ayez lu une de mes lettres sans mon consentement ou sans l'ordre de mon père, je vous planterai ma dague dans le corps, et comptez-y, car je parle sérieusement. » C'est le même homme qui déclarait aux adversaires de son oncle qu'ils « mentaient par la gorge, » et leur assignait un rendezvous à trois mois en n'importe quel endroit de l'Europe pour soutenir son dire. L'énergie sauvage de l'âge précédent subsiste intacte, et c'est pour cela qué la poésie trouve dans ces âmes vierges une prise si forte; les moissons humaines ne sont jamais si belles que lorsque la culture ouvre un sol neuf. Passionné de plus, mélancolique et solitaire, il est tourné naturellement vers la rêverie noble et ardente, et il est si bien poëte qu'il l'est en dehors de

ses vers.

VI

Raconterai-je son époque pastorale, l'Arcadie? Ce n'est qu'un délassement, une sorte de roman poétique écrit à la campagne pour l'amusement de sa sœur, œuvre de mode, et qui, comme chez nous le Cyrus et la Clélie, n'est point un monument, mais un document. Ces sortes de livres ne montrent que les dehors, l'élégance et la politesse courante, le jargon du beau monde, bref, ce qu'il faut dire devant les dames; et néanmoins on y voit la pente de l'esprit public; dans la Clélie, le développement oratoire, l'analyse fine et suivie, la conversation abondante de gens tranquillement assis sur de beaux fauteuils; dans l'Arcadie, l'imagination tourmentée, les sentiments excessifs, le pêle-mêle d'événements qui conviennent à des hommes à peine sortis de la vie demi-barbare. En effet, à Londres, on se tire encore des coups de pistolet dans les rues, et sous Henri VIII, sous ses fils et sous ses filles, des reines, un protecteur, les premiers des nobles s'agenouilleront sous la hache du bourreau. La vie armée et périlleuse a résisté longtemps en Europe à l'établissement de la vie pacifique et tranquille, et il a fallu transformer la société et le sol pour changer les hommes d'épée en bourgeois; ce sont les grandes routes de Louis XIV et son administration réglée, comme plus tard les chemins de fer et les sergents

de ville qui nous ont ôté les habitudes de l'action violente et le goût des aventures dangereuses. Comptez qu'encore à ce moment les têtes sont remplies d'images tragiques. L'Arcadie de Sidney en renferme assez pour défrayer six poëmes épiques. « C'était un jeu, dit Sidney, je déchargeais mon cerveau de jeune homme. » Dans les vingt-cinq premières pages, vous trouvez un naufrage, une histoire de pirates, un prince à demi noyé recueilli par les bergers, un voyage en Arcadie, des déguisements, la retraite d'un roi qui s'est confiné dans une solitude avec sa femme et ses enfants, la délivrance d'un jeune seigneur prisonnier, une guerre contre les Ilotes, une paix conclue, et bien d'autres choses. Continuez, et vous verrez des princesses enfermées par une méchante fée qui les fouette et les menace de mort si elles refusent d'épouser son fils, une belle reine condamnée à périr par le feu si des chevaliers qu'on désigne ne viennent pas la délivrer, un prince perfide torturé en punition de ses méfaits, puis jeté du haut d'une pyramide, des combats, des surprises, des enlèvements, des voyages, bref, tout l'attirail des romans les plus romanesques. Voilà pour le sérieux; l'agréable est pareil; la fantaisie règne partout. La pastorale invraisemblable sert d'intermède, comme dans Shakspeare ou dans Lope, à la tragédie invraisemblable. Incessamment vous voyez danser des bergers; ils sont fort courtois, bons poëtes et métaphysiciens subtils. Plusieurs sont des princes déguisés qui font la cour

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