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vieux livres, » et il faut bien qu'on traduise ce qui est écrit. Non-seulement il est gai, mais il est moqueur d'un bout à l'autre du récit; il voit clair à travers les subterfuges de la pudeur féminine; il en rit malicieusement et sait bien ce qu'il y a derrière; il a l'air de nous dire, un doigt sur les lèvres : « Chut! laissez couler les grands mots, vous serez édifié tout à l'heure. » En effet, nous sommes édifiés, lui aussi; c'est pourquoi, au moment scabreux, il s'en va, emportant la lumière, et disant « qu'elle ne sert à rien, ni lui non plus. » Troïlus, dit l'oncle Pandarus, si vous êtes sage, « ne vous évanouissez plus, car cela ferait du bruit, et l'on viendrait. » Troïlus a soin de ne pas s'évanouir, et enfin, seule avec lui, Cressida parle; avec quel esprit, et quelle finesse discrète! la grâce est extrême ici; nulle grossièreté. Le bonheur couvre tout, même la volupté, sous la profusion et les parfums de ses divines roses; tout au plus une légère malice1 vient y insérer sa pointe Troïlus a sa dame dans ses bras: « Dieu ne nous donne jamais pire mésaventure. » Le poëte est presque aussi content qu'eux; pour lui comme pour les hommes de son temps, le souverain bien est l'amour non pas transi, mais satisfait; même on a fini par considérer cette sorte d'amour comme un mérite. Les dames ont déclaré dans leurs sentences « que lorsqu'on aime, on ne peut rien refuser à qui vous aime. » L'amour a force de loi;

1. And gode thrift (Troïlus) had full oft.

il est inscrit dans un code; on le mêle avec la religion, et il y a une messe de l'amour où les oiseaux, par leurs antiennes', font un office divin comme celui de lamesse. Chaucer maudit de tout son cœur les avaricieux, les gens d'affaires qui le traitent de folie: «Dieu devrait leur donner des oreilles d'âne aussi longues que celles de Midas..., pour leur apprendre qu'ils sont dans le vice, et que les amants dont ils font fi n'y sont pas. Que Dieu leur donne mauvaise chance, et protége tous les amants! » Il est clair qu'ici la sévérité manque. Elle est rare dans les littératures du Midi; les Italiens, au moyen âge, faisaient une vertu de « la joie, » et vous voyez que ce monde chevaleres que, tel qu'il a été inventé par la France, élargit la morale jusqu'à la confondre avec le plaisir.

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VI

D'autres traits sont encore plus gais: voici venir la vraie littérature gauloise, les fabliaux salés, les mauvais tours joués au voisin, non pas enveloppés dans la phrase cicéronienne de Boccace, mais contés lestement et par un homme en belle humeur. Surtout voici venir la malice alerte, l'art de rire aux dépens du prochain. Chaucer l'a mieux que Rutebeuf, et quelquefois aussi bien que la Fontaine. Il n'as

1. The Court of Love, vers 1353 et suiv. Voy. aussi le Testament de l'Amour.

2. Le Poirier, le Berceau, sont parmi les Contes de Cantorbéry.

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somme pas, il pique, en passant, non par haine ou indignation profonde, mais par agilité d'esprit et prompt sentiment des ridicules; il les jette à pleines poignées sur les personnages. Son sergent de loi est « plus affairé qu'homme au monde. Et cependant il paraissait plus affairé qu'il n'était 1. » — Ses trois bourgeois, « pour la sagesse qu'ils ont, sont bien capables d'être aldermen, car ils ont force bétail et rentes; » et croyez que « leurs femmes y auraient bien consenti. » Le quêteur marche portant devant lui sa valise, « elle est pleine de pardons venus de Rome tout chauds. » La moquerie ici coule de source, à la française, sans effort, ni calcul, ni violence. Il est si agréable et si naturel de dauber sur le prochain! Quelquefois la jolie veine devient si abondante qu'elle fournit toute une comédie, grivoise si l'on veut, mais combien franche et vive! Tel est le portrait de la bourgeoise de Bath, veuve de cinq maris « sans plus. » Personne, dans toute

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Housbandes at the chirche dore had she had five,
Without other compagnie in youthe.....

In all the parish wif ne was ther non,

That to the offring before hire shulde gon,
And if ther did, certain so wroth was she,
That she was out of alle charitee....

་་

la paroisse, qui la devançât à l'offrande; « s'il y en avait une, elle se mettait si fort en colère qu'elle en perdait toute charité. » Quelle langue! Impertinente, vaniteuse, hardie, bavarde effrénée, elle fait taire tout le monde et disserte seule pendant une heure avant d'en venir à son conte. On entend la voix vibrante, soutenue, haute et claire avec laquelle elle assourdissait ses maris. Elle revient incessamment sur les mê nes idées, elle répète ses raisons, elle les amasse et les entasse, comme une mule entêtée qui court en secouant et en sonnant ses sonnettes, si bien que les auditeurs étourdis restent la bouche ouverte, admirant qu'une seule langue puisse fournir à tant de mots. Le sujet en valait la peine. Elle prouve qu'elle a bien fait de se marier cinq fois, et elle le prouve d'un style clair, en femme expérimentée1: « Dieu nous a dit de croître et de multiplier. » Voilà un « gentil texte, » elle a « bien su le comprendre. Je sais aussi que Dieu a dit que mon mari quitterait père et mère et s'attacherait à moi. Mais où Dieu a-t-il fait mention de nombre, et à quel endroit a-t-il défendu de prendre un second

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1.

God bad us for to wex and multiplie,

That gentil text can I wel understond;

Eke wel I wot, he sayed that min husbond,

Shuld leve fader and moder, and take to me;
But of no noumbre mention made he,

Of bigamie or of octogamie;

Why should men than speke of it vilanie?

Lo here the wise king Dan Salomon,

I trow he hadde wives mo than on,
(As wolde God it leful were to me
To be refreshed half so oft as he)

ou un huitième mari? Pourquoi donc parlerait-on vilainement de mon cas? Voyez le sage roi Salomon, j'imagine qu'il avait plus d'une femme. Plût à Dieu qu'il me fût permis de changer aussi souvent que lui.... Béni soit Dieu de ce que j'en ai épousé cinq! Bienvenu sera le sixième quand il s'offrira!... Christ a parlé pour ceux qui veulent vivre parfaitement. Et, seigneurs, avec votre permission, je n'en suis pas. Je veux donner la fleur de mon âge aux actes et aux fruits du mariage.... Je veux un mari, et je ne le lâcherai pas! » Ici Chaucer a les franchises de Molière, et nous ne les avons plus; så bourgeoise justifie le mariage aussi médicalement que Sganarelle; force est de tourner la page un peu vite et de suivre, en gros seulement, toute cette odyssée de mariages, L'épouse voyageuse qui a traversé cinq maris sait par quel art on les dompte et raconte comment elle les persécutait de ses jalousies, de ses soupçons, de ses gronderies, de ses querelles, quels soufflets elle donnait et recevait, comment le mari, maté par la continuité de la tempête, baissait la tête à la fin, acceptait le licou et tournait la meule domestique en

Which a gift of God had he for all his wives?...
Blessed be God that I hav wedded five.
Welcome the sixthe whan that ever he shall.
Christ spoke to hem that wold live parfitly
And Lordlings (by your leve) that am not I.
I wol bestow the flour of all myn age,
In th' actes and the fruit of mariage....

An husbond wol I have, I wol not lette,

Which shall be both my dettour and my thrall,
And have his tribulation withall

Upon his flesh, while that I am his wif

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