Imágenes de páginas
PDF
EPUB

compose;

2

méprisé, on ne l'entend plus que dans la bouche des francklins dégradés, des outlaws de la forêt, des porchers, des paysans, de la basse classe. On ne l'écrit plus ou on ne l'écrit guère; insensiblement, on voit dans la chronique saxonne le vieil idiome s'altérer, puis s'éteindre; cette chronique s'arrête un siècle après la conquête'. Les gens qui ont assez de loisir et de sécurité pour lire ou écrire, sont Français; c'est pour eux que l'on invente et que l'on la littérature s'accommode toujours au goût de ceux qui peuvent la goûter et la payer. Même les Anglais se travaillent pour écrire en français; par exemple, Robert Grosthead, dans son poëme allégorique sur le Christ; Peter Langtoft, dans sa Chronique d'Angleterre et dans sa Vie de Thomas Becket; Hue de Rotheland dans son poëme d'Ipomedon; Jean Hoveden et bien d'autres. Plusieurs écrivent la première moitié du vers en anglais, et la seconde en français: étrange marque de l'ascendant qui les façonne et les opprime. Encore au quinzième siècle plusieurs de ces pauvres gens s'emploient à cette besogne; c'est le langage de la cour, c'est de cette langue qu'est venue toute poésie, toute élégance; on n'est qu'un pataud tant qu'on est inhabile à la manier. Ils s'y attachent comme nos vieux érudits aux vers latins; ils se francisent comme ceux-ci se latinisaient, de force, et avec une sorte de

[blocks in formation]

2. Warton, t. I, 76-78.

3. En 1400. Warton, t. III, 248. Gower meurt en 1408; ses ballades françaises appartiennent à la fin du quatorzième siècle.

crainte, sachant bien qu'ils ne sont que des écoliers et des provinciaux. Un de leurs meilleurs poëtes, Gower, sur la fin de ses œuvres françaises, s'excuse humblement de n'avoir point « de Français la faconde. Pardonnez-moi, dit-il, que de ce je forsvoie; je suis Anglais.

[ocr errors]

Après tout cependant, ni la race, ni la langue n'ont péri. Il faut bien que le Normand apprenne l'anglais pour commander à ses tenanciers; sa femme, la Saxonne, le lui parle, et ses fils le reçoivent des lèvres de leur nourrice; la contagion est bien forte, puisqu'il est obligé de les envoyer en France pour les préserver du jargon qui, sur son domaine, menace de les envahir et de les gâter. De génération en génération, la contagion gagne; on la respire dans l'air, à la chasse avec les forestiers, dans les champs avec les fermiers, sur les navires avec les matelots; car ce ne sont pas ces gens grossiers, tout enfoncés dans la vie corporelle, qui peuvent apprendre un langage étranger; par le simple poids de leur lourdeur, ils imposent leur idiome, au moins pour ce qui est des mots vivants. Que les termes savants, la langue du droit, les expressions abstraites et philosophiques, bref tous les mots qui tiennent à la réflexion et à la culture, soient français, rien ne s'y oppose, et c'est ce qui arrive; ces sortes d'idées et cette sorte de langue restent au-dessus du gros public, qui, ne pouvant les toucher, ne peut les changer; cela fait du français, du français colonial sans doute, avarié, prononcé les dents ser

rées, avec une contorsion de gosier « à la mode non de Paris, mais de Stradford-at-Bow; » néanmoins c'est encore du français. Au contraire, pour ce qui est des actions usuelles et des objets sensibles, c'est le peuple, c'est le Saxon qui les dénomme; ces noms vivants sont trop enfoncés et enracinés dans son expérience pour qu'il s'en déprenne, et toute la substance de la langue vient ainsi de lui. Voilà donc le Normand qui, lentement et par force, parle et entend l'anglais, un anglais déformé, francisé, mais pourtant anglais de séve et de souche; il y a mis du temps, deux cents ans c'est sous Henri III seulement que la nouvelle langue s'achève en même temps que la nouvelle constitution, et de la même façon, par alliance et mélange; les bourgeois viennent siéger dans le parlement avec les nobles, en même temps que les mots saxons viennent s'asseoir dans la langue côte à côte avec les mots français.

VI

Ainsi se forme l'anglais moderne, par compromis et obligation de s'entendre. Mais on devine bien. que ces nobles, tout en parlant le patois naissant, ont gardé leur cœur plein des idées et des goûts français; c'est la France qui demeure la patrie de leur esprit, et la littérature qui commence n'est qu'une traduction. Traducteurs, copistes, imitateurs, il n'y a pas autre chose. L'Angleterre est une province

2

lointaine qui est à la France ce que les États-Unis, il y a trente ans, étaient à l'Europe; elle exporte des laines et importe des idées. Ouvrez les Voyages de sir John Mandeville', le plus ancien prosateur, le Villehardouin du pays; son livre n'est que la traduction d'une traduction : « Vous saurez, dit-il, que j'ai mis ce livre de latin en français, et l'ai mis derechef de français en anglais, afin que chaque homme de ma nation puisse l'entendre. » Il écrit d'abord en latin, c'est la langue des clercs; puis en français, c'est la langue du beau monde; enfin il se ravise et découvre que les barons, ses compatriotes, à force de gouverner des rustres saxons, ont cessé de leur parler normand, et que le reste de la nation ne l'a jamais su; il transcrit son manuscrit en anglais, et, par surcroît, prend soin de l'éclaircir, sentant qu'il parle à des esprits moins ouverts. « Il advint une fois, disait-il en français", que Mahomet allait dans une chapelle où il y avait un saint ermite.

1. Il écrit en 1356, et meurt en 1372.

2. And, for als moch as it is long time passed that there was no general passage ne vyage over the sea, and many men desiren for to hear speak of the holy Lond, and han thereof great solace and comfort, I, John Maundeville, knight, all be it I be not worthy, that was born in Englond, in the town of Saint-Albons, passed the sea in the year of our Lord Jesu-Christ 1322, in the day of saint Michel; and hider-to have ben long time over the sea, and have seen and gone thorough many divers londs, and many provinces, and kingdoms, and isles.

And ye shull understond that I have put this book out of Latin into French and translated it agen out of French into English, that every man of my nation may understond it.

3. Texte français, imprimé en 1487.- Bibl. impériale.

Il entra en la chapelle où il y avait une petite huisserie et basse, et était bien petite la chapelle; et lors devint la porte si grande qu'il semblait que ce fût la porte d'un palais. » Il s'arrête, se reprend, veut mieux s'expliquer pour les auditeurs d'outre-Manche, et dit en anglais : « Et quand Mahomet entra dans la chapelle, laquelle était chose petite et basse, et n'avait qu'une porte petite et basse, alors l'entrée commença à devenir si grande, si large et si haute, que c'était comme si c'eût été l'entrée d'un grand monastère ou la porte d'un palais'. » Vous voyez qu'il amplifie, et se croit tenu d'asséner et d'enfoncer trois ou quatre fois de suite la même idée pour la faire entrer dans un cerveau anglais; sa pensée s'est allongée, alourdie, et gâtée au passage. Ainsi que toute copie, la nouvelle littérature est médiocre, et répète sa voisine, avec des mérites moindres et des défauts plus grands.

:

Voyons donc ce que notre baron normand va se faire traduire d'abord les chroniques de Geoffroy Gaimar, de Robert Wace, qui sont l'histoire fabuleuse d'Angleterre continuée jusqu'au temps présent, plate rapsodie rimée, rendue en anglais par

1. And at the desartes of Arabye he wente into a chapell wher a Eremyte duelte. And whan he entred into the chapel that was but a lytill and a low thing, and had but a lytill dor and a low, than the entree began to wexe so great and so large, and so high, as though it had be of a gret mynster, or the zate of a paleys.

2. On sait que l'original où Wace a puisé pour sa vieille Histoire d'Angleterre est la compilation latine de Geoffroy de Monmouth.

« AnteriorContinuar »